Ceci est probablement la dernière entrée de ce blog. Je suis arrivé à Nouméa où je suis censé rester quelques mois à travailler pour résorber mes dettes et trouver de quoi continuer ma route vers l’Ouest.
J’ai traversé l’océan Pacifique. Un bon quadrant de la Terre, tel que l’avait calculé Eratosthène. Plus de deux mois en mer. A l’époque du GPS et des trimarans qui remontent le vent à plus de trente noeuds, on se dit que ce n’est rien, que tout ce que j’avais à faire, c’était de rester sur le bateau sans me foutre par-dessus bord quand j’allais pisser, ni m’endormir pendant mes quarts. J’ai parcouru de semblables distances en avion avec comme seule idée de prendre un somnifère pour oblitérer le temps et ne pas trop regarder les jambes de l’hotesse en attendant qu’il fasse effet.
Mais il y a autre chose. On dit qu’on prend la mer, mais la mer nous prend bien plus encore. Victor Hugo, qui ne reculait devant aucun superlatif, disait ceci: «Il y a trois sortes d’hommes: les vivants, les morts, et ceux qui marchent sur les mers». On lui pardonne ces redondances parce que quelque part, c’est vrai. En mer, on est suspendu entre deux infinis qui nous dépassent tellement qu’ils nous donnent en définitive une valeur que nous n’avons pas vraiment mérité, mais qu’il serait tout aussi vain de refuser.
J’ai pensé avec une admiration teintée d’effroi aux navigateurs qui les premiers ont parcouru cet océan. Les Maho’is partis d’Asie, qui ont essaimé ces îles en moins d’un millénaire à bord de pirogues, propulsées à la rame ou avec une voile minuscule. Combien se sont perdus en mer, combien sont arrivés? Qu’est-ce qui les poussait? Qu’est-ce qui les guidait? Les grands navigateurs, les Magellan, les Cook, les La Pérouse, avaient déjà des bâtiments plus importants, même s’ils devaient souffrir atrocement de la moindre humeur du vent, quand le scorbut faisait des ravages dans l’équipage et que même les tonneaux d’eau douce se mettaient à puer.
La première chose qu’on apprend en mer, c’est l’humilité. La toute première chose. Maintenant je suis à terre et je peux faire le malin, hey, j’ai traversé le Pacifique! Mais je n’oublie pas ce moment où le vent est monté en colère, où le bateau s’est couché, où mes jambes et mes lèvres tremblaient, où il m’a fallu hurler de rage pour reprendre le contrôle de moi-même. Il y a des peurs dont on ne revient jamais intact.
Qu’est-ce qui nous fait avancer? De quoi sommes-nous fait? Si un jour le programme SETI tient ses promesses, qu’on arrive effectivement à contacter une autre planète et qu’un habitant de la banlieue de Bellatrix ou de Betelgeuse me demande à quoi ressemble ma planète, je sais que c’est cela que je devrais lui décrire d’abord: Blue on blue, cette étendue mouvante et changeante que même les plus hauts sommets ne peuvent égaler. Les deux tiers, ou les trois quart, je ne sais, de la surface de ce vulgaire caillou que les plus péteux d’entre nous, et ils sont légion, persistent à croire le centre de l’Univers. L’essentiel de ce que nous sommes.
La matière est-elle ondulatoire ou corpusculaire? Mon pote Steph vient de m’envoyer des photos de ce pic dans les Pyrénnées qu’il vient de grimper. Je regarde les reliefs alentour, je souris, ils ressemblent à des vagues.
Aujourd’hui je suis à terre, sur le Caillou, comme on appelle la Nouvelle Calédonie. Juste un autre caillou sur lequel je marche en claudiquant, bipède que je suis. En arrivant ici, je m’attendais à avoir le mal de terre mais non. J’ai bien tangué un peu, juste par politesse. Fermement ancré sur le plancher des vaches, je commence à projeter, pour plus tard, pour quand je n’aurais plus besoin de prendre mon assise sur les monts alentour.
Prochaines destinations: Brisbane ou Cairns, puis Bali, l’île enchanteresse que j’ai quitté il y a six ans en y laissant une partie de mon coeur. Non que je pense l’y retrouver mais les balinaises ont quelque chose que les femmes du monde entier leur envient, même si elles ne le savent pas. Une forme d’humour, peut-être. Une liberté de ton. J’adore papoter avec les balinaises, pendant que leurs maris balayent la cour en sifflotant. Elles ont ce rire de gorge auquel nul ne peut résister, et cette grâce que donne une civilisation multimillénaire où chaque geste, chaque mouvement du poignet, chaque ondulation du cou signifie réellement quelque chose.
Donc peut-être un prochain blog, qui sait? Celui-ci n’a pas trop mal marché, si j’en crois les statistiques. J’ai supprimé la possibilité de le commenter parce que je voulais un suivi dans mon texte mais vous pouvez toujours m’envoyer un courrier pour me donner votre avis: gregor.renard@gmail.com Je me suis aperçu aussi que les photos sont d’une bien piètre résolution mais on peut l’augmenter en ouvrant la photo dans une nouvelle fenêtre et en zoomant. En complément, on en trouvera d’autres, ainsi que quelques petits films de la traversée et de la Heiva de Tahiti sur http://gallery.me.com/greg.renard
De mon coté je ferai une mise à jour sur ce site pour vous tenir au courant de mes prochaines publications et d’un éventuel blog.
Merci à tous. J’espère que vous avez pris à lire ces textes autant de plaisir que j’ai eu à les écrire. Et bien sûr à les vivre.
Gégoire Renard.