Quand le géant Hiro, dieu des voleurs et des navigateurs, commença à rassembler les îles du Pacifique, il captura le Monstre des Mers et lui coupa les tendons pour qu’il reste ainsi à la même place, au centre des archipels. C’est Tahiti Nui, le grand serpent endormi, que je regarde pour la dernière fois depuis le ferry pour Moorea. Demain j’embarque sur le K’ed, un sloop de quarante pieds à destination des Tongas et la Nouvelle Calédonie.
Le plan Tetiaroa m’est encore passé sous le nez, pour la troisème fois. Je renonce. Direction Nouméa où, dit-on il y a beaucoup de travail et on vous paye en pépites de nickel. Il ne se passe rien dans ce pays. Les décideurs ne se décident pas à décider. Tout le monde se regarde en chien de fayence et absolument rien ne bouge. C’est la crise, mon bon monsieur.
Après deux mois à attendre un travail qui n’est jamais venu, je me retrouve en faillite déclarée, comme le premier pays occidental venu. Vexant, non? Encore une fois j’embarque à la desperado, tellement pressé de partir que je saute sur le premier pont sans chercher à savoir s’il ne va pas couler à la sortie de la baie. M’enfin le bateau à l’air solide, coque en aluminium, plus récent que son équipage de sexagénaires qui m’a fait comprendre déjà qu’à bord c’était no drug, no sex, no rock’n’roll. L’ électricité est comptée et on se baigne sur le pont à grands coups de seau. J’ai déjà vécu cette situation quelque part...
Quand j’y pense... J’ai lâché au Nicaragua une chouette petite bicoque et un boulot ma foi confortable et assez bien payé pour m’emmerder pendant des mois à dormir sur des couchettes quand ce n’est pas à même le sol, à partager des dortoirs avec des pétomanes, manger du cassoulet en boite, boire du Nescafé, et me retrouver à considérer que prendre une bière fraiche à une terrasse est un luxe que je ne peux décidemment pas me permettre.
Je dois être cinglé. Comme je regrette la Calle Cuiscoma aujourd’hui, ma petite maison dans le Barrio Maldito de Granada! Quelques pas m’auraient amené à la fraiche sur la Calzada boire une Victoria bien helada pour une vingtaine de Cordobas...
Faire le tour du monde, c’est une lubie d’adolescent bourgeois, ou de cinquantenaire qui ne sait pas quoi foutre de sa vie et qui se dit, tiens, pourquoi ne pas faire le tour du monde? comme s’il parlait de descendre un week-end à la mer.
Eh ben voilà où ça m’amène! Dans la merde jusqu’au cou, un oeil vers l’atelier et l’autre vers le mouillage, me demandant, en rythme s’il vous plait,
should i stay or should I go?
Yes my man. Si j’avais écouté mes parents, on n’en serait pas là. Quand je parlais de sauter de pont en pont, ce n’était pas talonné par la nécessité (encore que j’aurais bien aimé, au moins une fois, entendre siffler les sagaies de ma belle-famille autour de ma tête pendant que je pagaye comme un fou jusqu’à l’ile d’en face) Je voyais ça plus paisible, genre je prends bien mon temps pour choisir entre plusieurs bateaux dont les skippers sont tellement désespérés de m’avoir à bord qu’ils essaient de me saouler pour me faire embarquer. Je vérifie bien s’il y a un frigo qui fonctionne, un GPS, une couchette pour moi tout seul, une annexe avec un bon bourrin...
Ben non. A cheval donné on ne regarde pas la bouche, surtout s’il a une haleine de papou. On embarque d’abord et on discute après. Quinze jours en mer avec deux barbus séminaristes, je sens qu’on va s’éclater.
Je suis mauvaise langue. Si ça se trouve, ils sont très sympas. Et puis à vrai dire je m’en fous. Tant qu’on me laisse passer quelques heures allongé à la proue, le menton dans les mains à regarder la mer, je suis prêt à supporter n’importe quoi, même les mines de Nickel qui m’attendent au bout. Reprendre la mer...
Je suis de plus en plus accroché. La mer est une drogue dure, à accoutumance, ayant toute la puissance d’une révélation et une pureté, une vérité qu’aucun produit chimique ne donnera jamais. L’océan ne ment pas.