jeudi 2 juin 2011

Océan Pacifique

Ce qui me sauve, ce sont les quart de nuit. La nuit montante ne se lève pas avant minuit et il y a autant d’étoiles dans le ciel que de poissons dans la mer. Comme notre course est à l’Ouest, je règle mon cap en cadrant Canopus sur la gauche du mat. Une étoile qui brille comme un diamant, scintillant de beaux reflets bleus et rouges, la seule de son intensité dans cette direction. Prises entre les haubans se trouvent la Croix du Sud à ma gauche, qui pour moi ressemble à un cerf-volant, et la Grande Ourse à ma droite, que je préfère nommer le chariot. Plus la soirée s’avance et plus le cerf-volant descend vers la mer tandis que l’attelage du chariot monte vers le zénith. Canopus disparait peu à peu alors que derrière moi une lune orange commence à pointer, faisant pâlir les étoiles quand elle gagne en intensité. 
Depuis quelques jours, faute d’électricité, il faut barrer pendant les quarts de nuit. Et je me sens ridiculement fier, pauvre marin d’eau douce, de pouvoir ainsi barrer en ne m’aidant que du ciel et du vent. L’équipage dort et je me sens le gardien de leur sommeil, cherchant le rythme et la fluidité. J’ai le sentiment d’être seul au monde. La seule conscience éveillée. Je me tiens debout, jambes écartées, le ventre vers l’avant, sentant les frémissements du bateau sous mes pieds nus, caressant la barre de deux doigts, attendant le roulis qui me fera la tourner sans le moindre effort, attentif aux voiles, attentif au vent, souriant de ces sensations qui vont bien au-delà de ma personne, ne pensant à rien, ne désirant rien, totalement ancré dans le présent.
Là est la jouissance. Le vent a baissé, la mer s’est lissée. Une large houle fait monter et descendre le bateau comme s’il était posé sur la poitrine d’un géant endormi. L’air humide caresse et console. La mâture tendrement gémit. Les vagues bruissent, chuchotantes, allumant cette mouvante noirceur de leurs faibles lueurs blanches. Au-dessus de ma tête,  dans son infini silence, l’Univers enfin se montre dans toute sa gloire. Ô, la nuit océane!