vendredi 29 avril 2011

Colon, Panama

La mesure enfin faite, pour nous la première date de passage est le 8 Mai. J’appelle tous les soirs les autorités du canal pour essayer de faire avancer la date. Hier le dispatcher m’a parlé du 4 Mai, à confirmer ce soir ou demain matin.
Nous nous raccrochons à cet espoir  et tout à coup le temps passe trop vite. Le raccord de tangon qu’on n’a toujours pas fait. Le remplissage des cuves d’eau et de fuel, la nourriture à stocker. Aujourd’hui Florent est monté vérifier les gréements. A priori tout est en bon état. 
On parle déjà de la première étape de navigation, quand on partira plein Sud pour traverser le Pot-au-Noir, la zone intertropicale dans laquelle les vents sont imprévisibles, quand il y en a. Comme nous approchons du solstice, cette zone se déplace vers le Nord et avec un peu (beaucoup) de chance nous aurons des alizés établis dès la sortie du canal. Des nouvelles de l’autre coté ne sont pas vraiment rassurantes. Un bateau avec lequel nous sommes en contact a passé les cinq premiers jours au moteur. Totale pétole, comme ils disent.
Quant à moi, j’apprends. J’arrive maintenant à faire un décent noeud de chaise sans m’y reprendre à dix fois. Je me fais expliquer la différence entre boute, écoute et drisse, moi qui bêtement n’y voyait que des cordages. Je sais maintenant qu’il n’y a pas plus de misaine sur un ketch qu’il n’y a d’artimon sur une goélette, qu’un drapeau jaune est une demande de clearance, qu’un drapeau rouge signifie qu’il y a des produits dangereux à bord. Je m’inquiète un peu de l’étiquette à bord mais C** comme Florent sont plutôt décontractés et me font comprendre que nous sommes tous trois équipiers d’un même équipage. Pas besoin de saluer ou de crier “aye aye” en se mettant deux doigts sur la tempe.
Je m’inquiète surtout de moi-même, de ma propension à tout laisser trainer, à remettre au lendemain, à mes habitudes de solitaire. A beaucoup de points de vue la vie en mer est à l’opposé de ma façon de vivre de ces dernières années. il me faut m’adapter. Vite. Une nécessaire vigilance si je veux éviter des heurts inutiles.

jeudi 28 avril 2011

Colon, Panama

Le marin du XXIième siècle n'a plus grand chose à voir avec ses prédécesseurs. Quand il arrive à l’escale, même après des mois de privations, peu lui chaut les bordels à dix sous et les bars de mala muerte. Une seule chose l'intéresse: La WI-Fi. Il a son laptop ou son notebook, il veut avant tout com-mu-ni-quer. Avec sa doudou, avec ses potes, recevoir les dernières cartes marines, la météo... il ne choisit pas son ancrage suivant les vents ou les courants, il veut juste pouvoir se connecter. 
Décevant, quelque part, d'autant que ses confidences de quart de nuit, ses combats avec les krakens, ses tempêtes de force 15, il en réserve la primeure à des gens qui sont à l'autre bout du monde, pour peut qu'il y ait suffisamment de bande passante, bien sûr. Ses propres équipiers n’ont droit qu’aux banalités, au tout-venant, au quotidien. Ce qui lui reste de jus quand la différence horaire est trop importante avec ceux qui suivent son périple de si loin que les constellations n’y sont pas les mêmes.
Ah, le fier barbu machouillant sa carotte de tabac en regardant l’horizon d’un air de doute! Où est-il donc passé?  Le loup de mer taciturne qui sent les courants comme on respire une fleur? Le matelot à pompon et vareuse serrée qui ne sait plus trop s’il est à voile où à vapeur? La brutasse aux doigts tatoués qui vous assomme d’un coup de cabillot à a première contrariété?
Non, Décidemment, le marin du XXIième siècle est résolument high-tech et  d’une sobriété de chameau, tant pour ses moeurs que pour sa conversation. A l’escale, on le reconnait facilement: C’est le type bronzé assis seul à une table face à son ordinateur...

lundi 25 avril 2011

Colon, Panama

Nous sommes au mouillage juste en face du port de conteneurs où l’activité est  intense et passablement bruyante, de jour comme de nuit. Le chemin de fer Panama-Colon transfère d’un océan à l’autre de centaines de conteneurs chaques jours. Je compte en face de moi huit cargos à quai, plus le “Maersk Nairobi” qui vient d’en sortir, probablement à destination de l’Afrique.  Le ballet incessant des cargos, des remorqueurs et des vedettes de pilotes fait valser les voiliers à l’ancre mais ce mouillage est gratuit, sinon pour les services de douche et ramassage des ordures du Nautica. Il semblerait aussi que Shelter Bay, la marina de l’autre coté du canal, soit un vivier à moustiques et qu’on y ait vu récemment plusieurs cas de dengue. Non pas qu’on soit réellement épargné de ce coté-ci mais la myriade d’insectes qui m’ont fait me gifler une bonne partie de  la nuit dernière s’apparentent plus aux zancudos auxquels je suis déjà habitué qu’aux aegyptis et autres anophèles vecteurs de maladies fébrifuges. Tant que le vent souffle on est relativement épargné. Malheureusement, il tombe avec la nuit et alors c’est la curée. Avant de dormir, je m’asperge maintenant copieusement d’anti-moustiques.
Je ne sais pas ce que j’imaginais. Qu’il suffisait de se montrer à l’entrée du canal pour que s’ouvrent les écluses? Francisco, un espagnol qui navigue en solitaire, est là depuis trois semaines et voit son passage retardé de jour en jour. Le fait est que cette villégiature forcée dans un endroit aussi désagréable n’est pas fait pour remonter le moral des troupes. C** y voit une opportunité, dans la mesure où il y a des travaux à faire à bord du bateau. Florent s’amuse moins. Ils ont déjà traversé l’Atlantique et les Caraïbes. La fatigue, l’éloignement, la promiscuité, les Pénélopes qui s’impatientent. Tous deux sont skippers et une traversée depuis le Cap Vert jusqu’à la Nouvelle-Calédonie fera certainement bon effet dans le CV de Florent. 
C** est propriétaire du bateau qu’il rapatrie dans sa nouvelle patrie. Pour lui le challenge est autre. L’amener en bon état sans que cela ne lui coute une fortune. Ne pas non plus y passer trop de temps. Déjà une première tentative depuis la Méditérranée s’est révélée un fiasco pour cause de vents contraires. Ils sont arrivés au Cap Vert trop tard dans la saison pour pouvoir continuer et ceci est le deuxième année. Il a dû payer une somme considérable pour faire garder le My Way en attendant de retrouver les alizés. Chaque jour supplémentaire lui coute et ne lui rapporte pas. Il veut monter des tours autour du Caillou, comme ils l’appellent, mais pour cela il faut d’abord y arriver. 
Le My Way est un ketch fabriqué à Taiwan sous licence américaine. Il est large et confortable mais du coup pas très rapide. Parfait pour le cabotage mais on parle d’une croisière hauturière de plus de mille miles. Depuis le Cap Vert, pratiquement la moitié de la planète.

vendredi 22 avril 2011

Colon, Panama

22 Avril. A bord du My Way. Un banc, sinon une cabine, sur lequel j’ai dormi ma foi très mal. C** comme Florent sont sympathiques et ouverts d’esprit, suffisamment pour que je n’ai pas à craindre d’antagonisme... disons dogmatique. Le problème est que l‘attente à Colon risque d’être longue. Au moins dix, sinon quinze jours. Déjà nous devons attendre jusqu’à lundi pour la mesure du bateau pour cause de Semana Santa, Pâques. Je n’imaginais pas les panaméens si religieux. 
 La marina du “Nautica Yacht Club” est à l’image de la ville, quelque part entre la décharge publique et le cimetière de bateaux. La perspective d’y passer deux semaines n’est pas vraiment excitante. Apparemment, passer le canal n’est pas une simple formalité. il faut d’abord faire mesurer le bateau - sa longueur déterminant le prix à payer - puis attendre la disponibilité en hommes, quatre personnes au moins dont un professionnel. Il faut aussi payer pour des cordes et des parbattages, une forme de racket à laquelle on ne peut visiblement pas échapper. L’attente peut aller de quelques jours à plusieurs semaines, sauf si on est prêt à payer le prix fort d’un pilote pofessionnel, 2500$ cash. Il y a aussi probablement des passes-droits meilleurs marché mais ceci nous ne l’apprendrons qu’après la mesure du bateau.

mardi 19 avril 2011

Colon, Panama

On m’en avait parlé, mais je dois dire que la réalité dépasse l’imagination. Total ghetto. Ce genre de chaleur exaspérante à laquelle on sait qu’on ne peut échapper, pas même aux heures du petit  matin, accompagnée par une odeur de décharge à ciel ouvert qui imprègne jusqu’au vêtements. Des “projects” alignés les uns derrière les autres, dans un état de délabrement total, et une hostilité latente qui me donnerait presque la nostalgie de Port of Spain. Je m’y suis promené le premier jour. Depuis, je prends des taxis. On n’abdique pas l’honneur d’être une cible, certes. Encore faut-il avoir fait quelque chose pour mériter d’être une cible. Les types assis sur le pas des portes me regardaient comme s’ils se demandaient combien ils arriveraient à tirer de mes vêtements et de ma carcasse. Je ne devais pas même valoir l’énergie requise pour me bloquer dans une ruelle. Ma chance.
Le plus révoltant est que cette misère est en parfait contraste avec la Zone Libre qui jouxte la ville, où les habitants ne peuvent rentrer sans passe-droit mais où les étrangers peuvent acheter ce qu’ils veulent, depuis les bijoux de luxe les plus extravagants jusqu’aux appareils électroniques les plus sophistiqués, libres d’impôts.
 Panama est censément un pays indépendant, qui tire des ressources inouïes du canal, la plus grande voie de navigation de la planète. Comment se fait-il que ses habitants ne reçoivent pas même un miette de cette manne? Depuis ces immeubles pourris où même le cucarachas refusent de rester, on voit passer des bateaux de croisière dont le moindre dépense plus en combustible et frais de douane que le budget annuel de la ville...
J’ai renoncé à comprendre mais du coup je me suis installé dans l’hotel Washington, tout à fait au nord de la ville. Trop cher pour ma bourse mais j’ai une vue splendide sur l’entrée du canal et le mouillage des cargos qui attendent de passer. Sans parler d’une piscine. L’hotel a connu des jours meilleurs. Il a juste cette touche de décrépitude qui le rend attirant et le staff est tout de même un peu moins antipathique que le reste de la population locale.
Mes contacts avec le bateau sont sporadiques. Je peux suivre avec Google sa trajectoire et envoyer des messages via satellite. Il devrait arriver après-demain, ou demain dans la nuit.
 Mon problème immédiat est qu’il y a deux marinas à Colon. La première, le Nautica, est à l’Est de la ville, à dix minutes à pied. Le second est de l’autre coté du canal, à une demi-heure en voiture. 25$ en taxi.
La différence est de taille et il me faut revoir ma copie: J’imaginais que, même si le bateau n’arrivait pas, je n’avais qu’à me poser à Colon jusqu’à trouver un autre embarquement, un pis-aller. La réalité est visiblement plus contraignante: Si j’avais dû attendre un passage, il m’aurait fallu trouver un hotel bien meilleur marché (et mes tentatives en ce sens n’ont pas été très probantes) et passer une annonce dans les deux marinas en priant bien fort Neptune et Hermes et votre dieu de prédilection d’avoir rapidement une réponse positive avant de me retrouver sans un sou vaillant.
Donc je croise les doigts en espérant que le My Way va effectivement arriver à la date prévue et que son capitaine est un homme de parole.
Ce que je crois. Je viens de recevoir un autre message. A moi de trouver une place à la marina. A moi de trouver la marina. Je vais au Nautica demain matin à la première heure pour trouver un quai pour un ketch de 17 mètres (avec bout-dehors) et 4.50 de portée. Je n’ai pas la moindre idée de comment négocier une telle chose mais de part mes propres nécessités, je me sens capable de trésors de diplomatie.
Pour le peu que je sais, le My Way a une certaine amplitude. 4 mètres 50, c’est confortable. C’est un formosa 51, ce qui de devrait signifier 51 pieds, un peu plus de quinze mètres mais je n’ai certes rien contre un mètre supplémentaire...
Etonnant, tout de même, à quel point je peux projeter l’espace vital. Au moins jusqu’aux Marquises nous seront trois à bord. Mon propre banc, sinon ma propre cabine... 

samedi 16 avril 2011

Panama, Panama

Je suis à Panama et le bateau a pris du retard, ce que je déplore. J’aurais pu rester chez moi à Granada au lieu de payer une chambre d’hotel ici. Le voyage en bus depuis Granada était épuisant, plus de trente heures. En Amérique Centrale, plus un voyage est cher et plus il fait froid. Une forme de snobisme qui m’échappera toujours mais comme je voyageais en “ejecutivo”, on était à la limite de la cryogénisation. Tout le monde dans le bus était habillé comme pour traverser l’Antarctique, avec le bonnet et les gants. J’avais des chaussettes, un pantalon long, un pull d’alpaga, une écharpe et c’était à peine supportable. 
Je supporte la chaleur. Elle peut m’incommoder, me soustraire, mais le froid me fait mal. Le froid me fait souffrir, et plus encore quand c’est un froid artificiel qui n’a pas lieu d’être sinon pour sacrifier à des conventions stupides qui, elles non plus, n’ont pas lieu d’être. Un ridicule gaspillage d’énergie - un véhicule qui utilise l’air conditionné brûle 30% de plus de combustible que celui qui se contente d’ouvrir les fenêtres - mais il n’y avait pas de thermostat à bord, donc c’était à fond sinon rien.
Le plus étonnant je crois, c’est que la connerie humaine arrive encore à me mettre en colère. Trente heures de bus dans une glacière, j’imagine que la fatigue et le stress inhérent à ce changement de température y était pour beaucoup. J’ai attrapé le steward et j’ai failli le menacer de mort si la température ne montait pas de quelque degrés dans les heures suivantes. Il m’a regardé sans comprendre. Je leur déniais un luxe, le luxe d’avoir froid dans un pays où il est rare de passer en-dessous de trente degrés. Je me suis calmé et me suis emmitouflé avec tout ce que je possédais, espérant que le T-shirt autour de ma tête arriverait à étouffer un peu la bande-son des films de série B censés nous entretenir pendant cette longue et douloureuse épopée. 
Je pensais au bateau qui m’attendait. La mer, le silence, l’espace. La solitude des quarts de nuit, l’appel de l’infini entre mer et eau. Devant une telle perspective, je pouvais, je devais supporter un bus qui sentait comme la chambre froide d’un supermarché après une panne de courant. Mon voisin était un jeune panaméen qui passait son temps à envoyer des mots d’amour à sa dulcinée sur son cellulaire flambant neuf. Ses deux pouces n’y suffisait pas. De temps à autre il se passait un peu de cumbia de Colombie pour calmer son niveau de téstotérone mais même en dormant il continuait à agiter les bras comme un sémaphore déglingué. Je n’ai pas réussi à sympathiser, surtout quand il s’est agi de gagner quelques centimètres d’espace vital pendant la nuit, d’essayer de se tourner avec les jambes emmélées sous le siège avant, les genoux douloureux de ne pouvoir se détendre, et cette chaleur corporelle qu’on aurait préféré éviter. Coups de coudes, coups de hanches, haleine de papou au petit matin, bonjour, avez-vous bien dormi?
Non. Ne m’adresses même pas la parole. Pétomane, éructomane, juste un autre humain qui pue du bec trop près de moi et tu n’arriveras pas à m’émouvoir avec Cecilia (le nom de sa fiancée) qui tapote sur son portable à trois heures du matin, heure  locale. 
Et je me dis que ce n’est probablement pas la bonne attitude à avoir pour quelqu’un qui est censé passer les deux prochains mois dans un espace aussi restreint avec des gens qu’il ne connait pas, mais dieu merci pas d’air conditionné, pas de Cécilia et on pète en plein vent. Ou sous le vent, je ne sais pas, je manque de données.

dimanche 10 avril 2011

Granada, Nicaragua

Le My Way vient de quitter la Guadeloupe. Demain, je règle ici mes derniers problèmes domestiques, me fait payer ce qu’on me doit, et j’achète mon billet pour Panama. Le rendez-vous est ferme. Quitter le Nicaragua va être douloureux, même en ayant devant moi une telle perspective. Les Galapagos, les Marquises, Tahiti, oui, il faut vraiment une telle énumération pour m’aider à partir de ce petit pays oublié, le plus pauvre des Amériques, où se succèdent ouragans, tremblements de terre et politiciens véreux. Un pays que je connais depuis vingt-cinq ans et où je reviens sans cesse. Une histoire d’amour qui ne devrait jamais finir, qui n’a pas de raisons de finir. 
Je me promène dans les rues de Granada, empli d’une future nostalgie qui me serre la poitrine. Nicaragua mi amor... Cette douceur de vivre, la gentillesse des nicas, la beauté sauvage de ces paysages. Avant-hier je suis allé pour la dernière fois me baigner à la Laguna de Apoyo. Cette caldera d’un autre âge, cette eau si pure et une famille de singes hurleurs qui passait dans les frondaisons près du bord, se balançant insouciants de branche en branche, cherchant un endroit pour faire la sieste aux heures les plus chaudes. Comment ne pas aimer ce pays?