lundi 30 mai 2011

Océan Pacifique

Ce matin nous avons passé à la fois les trois semaines de navigation et la barre des 2000 nautiques restant jusqu’aux Marquises, soit environ deux semaines de plus. L’ambiance à bord est morose. Il n’y a plus de frais, pas même les choux mal stockés qui ont pourri au fond de leur sac. Donc c’est riz, pâtes et boites de conserve. Il n’y a pas une goutte d’alcool à bord, ce qui est peut-être souhaitable du point de vue de la sécurité mais pas de l’ambiance. En fait il y a du champagne, qu’on était censé ouvrir en passant l’équateur mais voilà, sans frigo, ça perd un peu de son appel. 
Entre le capitaine et moi les rapports se font de plus en plus distants. Sans vouloir paraitre particulièrement snob, on peut dire que nous n’avons pas les mêmes valeurs. L’autre jour, au cours d’une discussion, me sont venus trois vers de Hugo. Il l’a pris comme une agression personnelle. Quand j’ai eu fini de réciter, il m’a demandé ” c’est tout?” et s’est mis à entonner “tiens, tiens, voilà du boudin...” Après tout, à quoi peut-on s’attendre de la part d’un type qui prend sa philosophie dans les films de Jean-Claude Van Damme, sa géopolitique dans les romans de SAS et m’annonce Jean Lartéguy comme sa plus haute référence littéraire?
Comme je ne peux plus utiliser l’Ipad faute d’électricité, j’en suis réduit à lire la bibliothèque du bateau. Entre les oeuvres complètes de Henry de Monfreid et quelques polards bas de gamme de France Loisirs, j’ai tout de même trouvé les Contes des Mers du Sud de London et un Fred Vargas que je trouve tendre, loufoque, inventif, un plaisir inespéré au milieu de cette misère intellectuelle. Je le lis à petites doses, conscient de ce qu’il est le dernier tant que je ne pourrai pas recharger l’Ipad, où m’attendent entre autre le dernier Pynchon et quelques Conrad.

samedi 28 mai 2011

Océan Pacifique

“Le jeu, en tant que réalité observable pour tous, s’étend à la fois au monde animal et au monde humain. Par conséquent, il ne peut être fondé sur aucun lien rationnel car une fondement sur la raison le limiterait au genre humain. L’existence du jeu n’est lié à aucun degré de civilisation, à aucune forme de conception de l’Univers. Tout être pensant pourrait se représenter cette réalité du jeu, de jouer immédiatement comme quelque chose d’indépendant en soi, même si sa langue ne possédait pas de terme général pour le définir.
L’existence du jeu est indéniable. On peut nier presque toutes les entités abstraites: Justice, Beauté, Vérité, Esprit, Dieu. On peut nier le sérieux. Le jeu, point.”
Johann  Huizinger
Quand je vois les dauphins jouer autour du bateau, je ne peux que constater la profonde vérité de son assertion. Non seulement ils jouent, mais ils prennent un évident plaisir à jouer, tout aussi évident que mon propre plaisir à les regarder jouer. Quand un dauphin saute au dessus des vagues, on pourrait objecter qu’ainsi il prend de la vitesse, ou encore qu’il respire mieux, ou qu’il se débarasse de parasites. Bref, qu’il y a une raison probante à son acte. Mais quand il se jette en l’air de manière désordonnée, cul par dessus tête, et qu’en plus il rit, j’attends encore le scientifique qui m’en donnera une raison objective.

jeudi 26 mai 2011

Océan Pacifique

La Nuit des Calamars Volants pourrait faire un bon titre pour un film de série B. Ce matin le pont en était jonché. Hier soir, l’un d’eux a atterri sur le roof à coté de mon assiette. Sa chance, c’est que je venais juste de finir de manger. Je l’ai saisi entre pouce et index, l’ai regardé droit dans les yeux. Il a agité ses petites tentacules, sans doute pour dire bonjour, et le dialogue humain-calamar s’est arrété là. Je l’ai relancé à l’eau.
On voit souvent des essaims de poissons volants s’enfuir à l’approche du bateau mais il est bien plus rare d’en retrouver un sur le pont, et toujours du coté sous le vent, le coté qui gîte, alors que les calamars arrivent avec le vent. D’où cette constatation, d’un indiscutable intérêt scientifique: Les calamars volent plus haut que les poissons.
Quand bien même une pluie de calamars viendraient remplir nos assiettes à l’heure de l’apéro, mes coéquipiers n’y toucheraient pas pour cause de Fukushima. Même si nous sommes à plus de quinze mille kilomètres du Japon, il n’est pas question qu’ils mangent quoi que ce soit venant de l’océan, faisant bien plus confiance à ce qui sort d’une boite de conserve. Quand on voit comment les choses se passent dans les bateaux-usines et les conserveries, on peut raisonnablement douter de leur choix diététique. Il y a quelques jours j’ai péché une dorade coryphène. J’en ai jeté plus de la moitié - pas de frigo et j’étais le seul à en manger. Depuis j’ai même renoncé à pêcher. Pourquoi tuer un animal aussi splendide si c’est pour le gaspiller?

lundi 23 mai 2011

Océan Pacifique

Les problèmes d’électricité sont de plus en plus pressants. Les batteries qui ne rechargent pas. Après un tour complet des appareillages, on s’est aperçu que c’était la pompe de cale qui fonctionnait en permanence. Fidèle à ses méthodes expéditives, le capitaine a carrément retiré la pompe et effectivement, les batteries maintenant se rechargent. Le même soir, on s’est aperçu que l’eau commençait à affleurer au plancher. Si la pompe de cale fonctionnait en permanence, ce n’était pas pour un problème de faux contact mais bien parce que le bateau prend l’eau...
Maintenant nous nous relayons toutes les deux heures pour pomper manuellement, en notant fréquence et quantité. Je croise les doigts pour que ce rapport reste constant, vu que nous sommes très exactement au milieu de nulle part et qu’il reste 2600 nautiques jusqu’aux Marquises. La seule terre émergée dans les environs est l’ilôt Clipperton, dont un ami skipper me parlait en plaisantant, en me disant que mes équipiers fatigués de moi allaient sans doute m’y débarquer. Une île déserte qu’une équipe scientifique visite régulièrement une fois tous les dix ans.
Last but not least, le groupe électrogène vient de lacher. Il faut barrer maintenant plusieurs heures par jour pour soulager la charge du pilote automatique. Plus aucune chance de recharger mon appareil photo et je n’utilise plus cet ordinateur que pour le traitement de texte. Bref, il reste à peu près trois semaines en mer; eau et électricité ne se distribuent plus qu’au compte goutte. Je dois négocier des heures de barre supplémentaires pour recharger mon ipad et pouvoir continuer à lire. Le capitaine est devenu le grand-prêtre de l’électricité et distribue des temps de chargement comme on donnerait des bons points. Il faut d’abord  bien se comporter...

samedi 21 mai 2011

Océan Pacifique

Ce matin je me lève, sors la tête dehors. Une houle de plusieurs mètres, un gîte de trente pour cent, le pont sous le vent qui engouffre de l’eau, des vagues qui se brisent sur l’étrave et m’aspergent d’embruns. Je baille, me gratte les fesses et redescend me préparer un café, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Deux semaines plus tôt, un tel pandémonium m’aurait exalté et effrayé à la fois. Aujourd’hui, cela ne m’arrache qu’un baillement. Ah, tiens, la mer est formée, ce matin...
Depuis plusieurs jours, un jeune fou de Bassan se pose sur le bout dehors, la delfinière,  et se laisse porter. Il disparait à la nuit - je suppose qu’il dort en mer en se laissant flotter - mais il revient au matin et se tient sur le garde-fou (de circonstance), s’envolant de temps en temps pour faire un cercle autour du bateau ou chasser les poissons-volants. J’admire son aisance et son insouciance. Maintenant que je sais que je ne resterai pas sur le My Way, j’aimerais bien faire de sa folie la mienne, pouvoir passer ainsi de bastinguage en gréement, de pont en pont, et traverser les océans. 
Les fous quand ils volent sont d’une élégance suprême. J’aime particulièrement quand ils virent au près serré et qu’ils touchent l’eau du bout de l’aile en passant dans le creux de la vague. Je ne sais s’il existe un être sur cette planète qui soit plus apte à voler et à plonger. Quand ils se précipitent à la verticale de leur proie, on a l’impression que l’eau implose sous l’impact. Pas une goutte ne s’en échappe. A les voir, comme à voir les dauphins, je me sens encombré de mon corps et de mes menbres mais c’est tout ce que j’ai en boutique alors je fais avec. Et puis pour me consoler, je me dis que pendant que ce jeune con ira pondre ses oeufs sur un rocher couvert de guano au milieu de ses bruyants congénères, moi au moins je continuerai à naviguer...

vendredi 20 mai 2011

Océan Pacifique

Ce matin en me levant je n’ai pu que constater le changement de cap. Je suis allé m’isoler un moment à l’avant, de peur que mes paroles dépassent mes pensées. Nous n’allons pas aux Galapagos. Il y a trois jours C** m’a dit qu’il était probable que nous n’y allions pas, arguant des vents et des courants. Depuis le vent s’est incliné au Sud-Est et nous y amenait tout droit. Trois jours que je guette sans arrèt le GPS à compter chaque nautique qui nous amène plus au Sud. Hier soir, le cap était au 210. Même en comptant la dérive, on allait droit sur le point préétabli deux semaines plus tôt. Quand la nuit est tombé, le vent aussi. Une mer d’huile. 10 heures au moteur nous aurait fait passer l’Equateur et attraper enfin les alizés. Florent et moi attendions, prèt à la maneuvre. Le capitaine a effectivement mis le moteur mais juste une heure pour recharger les batteries, et sans mettre la propulsion. Sans mettre la propulsion! Nous nous sommes regardés sans comprendre. Devenait de plus en plus évidente sa volonté de ne pas aller aux Galapagos. Pourquoi? Je n’en sais rien et ne veux pas le savoir. Ce que je sais, c’est qu’il manque à sa parole. Je n’ai pas fait mystère en embarquant du fait que pour moi les Galapagos étaient la destination première.
Alors je débarque aux Marquises, si jamais on y arrive. Ses pauvres choix jusqu’à présent et son manque de décision ne me rassurent pas sur ses qualités de navigateur. Quinze jours pour arriver à hauteur des Galapagos, c’est déjà cinq de plus que les prévisions les plus pessimistes. Heureusement qu’il y a Florent à bord, qui lui au moins sait de quoi il parle, même s’il est depuis longtemps blasé et ne remet plus en cause même les diktats les plus absurdes de C**.
J’ai fait mon quart de nuit dans un état d’exaspération permanente. Pas un brin de vent, le bateau dérivant mollement vers le Nord, faisant claquer les voiles, à l’abandon. Le capitaine dormait du sommeil du juste.
Je m’aperçois maintenant, ce que je soupçonnais déjà depuis quelques temps, que je n’ai pas embarqué sur le bon bateau. Maintenant, il reste au moins vingt jours jusqu’aux Marquises, plus si le capitaine persiste à tergiverser. (Quelle confiance accorder à un homme de 43 ans qui appelle son père tous les matins pour lui demander conseil?) alors autant prendre mon mal en patience et ne pas pourrir l’ambiance plus qu’elle ne l’est déjà. 

mercredi 18 mai 2011

Océan Pacifique

Petits problèmes domestiques à bord du My Way. L’eau, pour commencer. Il y a effectivement de l’eau douce dans les réservoirs mais elle n’est pas forcément accessible. Problèmes de fuite, problèmes de pompe et de fait un seul robinet qui fonctionne, celui de la salle de bain. Celui de l’évier n’est pas connecté et ce n’est pas à l’ordre du jour. Comme il semblerait qu’il y avait un problème de faux contact à la pompe (ceci n’a été vérifié qu’àprès avoir scié deux tuyaux pour chercher une fuite inexistante), il a été décidé de court-circuiter la vanne de pression. Ce qui signifie que quand la pompe fonctionne, il faut impérativement laisser le robinet ouvert faute de quoi on risque l’explosion, l’incendie, etc... Donc on ne peut pas laisser la pompe en marche. Alors quand on veut de l’eau, il faut d’abord aller au tableau électrique, allumer la pompe puis courir jusqu’à la salle de bains ouvrir le robinet (qu’on ne peut pas laisser ouvert parce qu’en plus il fuit) avant de tout faire sauter. Ensuite de quoi on doit fermer le robinet et courir jusqu’au tableau pour éteindre la pompe. 
Très pratique. L’équipage a renoncé depuis longtemps à se laver les mains, et on garde une bouteille à portée pour se laver les dents. Prendre une douche? Ah, c’est que la pompe gaspille de l’électricité et qu’on n’en a pas tant que cela. Et puis c’est bien plus sain de se verser quelques seaux d’eau de mer sur le pont, autant qu’on veut, et après on gratte le sel à la cuillère...
L’électricité. Il y a bien deux panneaux solaires, mais comme le nom l’indique, il faut du soleil, ce qui n’est pas toujours le cas. Du reste ils sont loin d’être suffisants et arrivent péniblement à recharger les batteries. Donc déjà on a renoncé à un certain nombre d’aménités, comme le frigo par exemple.
Quand le soleil n’est pas au rendez-vous, on a alors recours au générateur. Celui-ci est installé dans le carré arrière mais il semblerait qu’il n’y avait pas assez de place pour son isolation donc le moteur est là, dénudé, et quand on l’allume, on a droit à cent-vingt décibels de moteur diesel pour bercer nos fin d’après-midi. Vous me direz, pourquoi alors ne pas fermer la porte du carré arrière? Ah, c’est que la porte ouverte maintient en place un certain nombre d’objets divers et que la fermer déclencherait une incontrolable avalanche. 
Autre subtilité du générateur: il est refroidit à l’eau de mer et l’entrée d’eau est situé un peu trop haut sur babord. Donc impossible de l’utiliser si on tire un bord sur tribord(ce qui devrat être le cas l’essentiel du voyage), ou alors il faut choquer toutes les voiles et se laisser dériver mollement le temps de recharger les accus...
Parlant de nuisance sonore, on ne peut pas oublier le pilote automatique. Installé il y a peu. Là encore, son isolation phonique n’est pas à l’ordre du jour. Quand on navigue au près, ce qui est le cas depuis une bonne semaine, il souffre visiblement et nous le fait savoir. Les sons qu’il émet alors ne sont pas sans évoquer un saxophoniste de freejazz en fin de soirée, très peu inspiré et  complètement défoncé.
Quand on considère que les couchettes avant sont généralement inutilisables parce que trempées (quand il pleut dehors, il pleut aussi dedans) et que le carré arrière l’est aussi à cause des couinements continus du pilote automatique, on arrive à cet intéressant paradoxe d’un voilier de seize mètres où trois menbres d’équipage se disputent deux banquettes humides et raides de sel pour dormir...

lundi 16 mai 2011

Océan Pacifique

D’après le diction, naviguer au près, c’est deux fois la distance, trois fois l’usure, quatre fois la grogne. En l’occurence, on peut sans complexe mettre quatre fois de tout. Le My Way est certes un beau bateau mais force est de constater qu’il ne remonte pas au vent. Nous zigzagons depuis quatre jours, contrés par un vent de sud-ouest - ce qui devrait être notre cap - qui nous repousse chaque fois un peu plus vers la côte de Colombie. Nous avons péniblement gratté quelques degrés au Sud mais quand Florent fait le point, on s’aperçoit qu’en valeur absolue, on s’éloigne de notre destination. Le seul point sur la carte dont on n’arrive pas à s’éloigner est l’île de Malpelo - mauvais poil. Un nom qui se passe de commentaires.
Ne serait-ce que pour le moral, il a été décidé ce matin de tirer un long bord vers l’ouest, quitte à remonter un peu au nord. Au moins nous éloigner de la côte et de l’influence du courant de Humbolt - parce qu’en plus il fait un froid à ne pas mettre une otarie dehors. A deux pas de l’Equateur...

samedi 14 mai 2011

Océan Pacifique

Les deux premières vingt-quatre heures se sont très bien passées. Peu ou pas de vent, au moteur, poussés par un courant de sud, une mer aussi lisse qu’un lac. Je me disais fièrement que le mal de mer ne passerait pas par moi. Le premier soir, une bande de dauphins est venu jouer autour du bateau. Il faisait presque nuit mais la mer était presque lumineuse, chargée en plancton. Leurs corps faisaient des étincelles, laissant derrière un sillage de plusieurs mètres qui montrait bien en même temps la rigueur et le coté fantasque de leurs trajectoire. Comment ne pas envier cette fluidité, cette maitrise totale de l’élément? Je me suis mis à la proue pour les regarder évoluer jusqu’à ce qu’ils se lassent de notre présence et partent jouer ailleurs. Je l’ai pris comme d’heureuse augure, comme s‘ils étaient venus un instant nous montrer le chemin, ou du moins s’assurer que nous allions bien dans la bonne direction.
Deux jours plus tard, même la vue des dauphins ne me rendait pas le sourire. Nous avions mis à la voile et le vent de sud-ouest qui se levait était exactement à l’opposé de notre cap. Pour la première fois depuis plus de trente ans m’est revenu en mémoire cette tirade de Molière
- Mais que diable allait-il faire dans cette galère?
Secoué dans tous les sens, l’estomac retourné, la bile au lèvres, me cognant partout... Comme je regrettais tout à coup l’énorme cargo avec lequel j’avais traversé l’Atlantique trois ans plus tôt! Impossible. Jamais je ne tiendrais deux mois dans ces conditions. Quelle idée j’avais eu d’embarquer sur un voilier, un voilier qui en plus n’allait pas toucher terre avant un mois au mieux?! De plus, j’étais fourbu. Sur un voilier, le corps est sans cesse sollicité, jamais en repos, même quand on dort. J’avais des courbatures dans des muscles dont j’avais jusque là ignoré l’existence, sans parler de douleurs aux articulations dûes à l’humidité ambiante. Anéanti physiquement et mentalement, sans porte de sortie, maudissant mes idées romantiques. Que diable faisais-je dans cette galère?

lundi 9 mai 2011

Panama, Panama

Enfin le départ! Au moteur et sous une pluie battante mais un moment que j’attends maintenant depuis plusieurs mois. Je quitte l’Amérique Centrale après un séjour de prsque deux ans. Pluie et brûme faisaient que la côte était à peine visible. Seule apparaissait comme surgit de l’océan la ville de Panama, ses gratte-ciel s’estompant sous toutes les nuances de gris des nuages et des grains. Un spectacle qui me faisait réciter le poème de Poe, the City Under the Sea.
- Hell, rising from a thousand thrones 
shall do it reverence.

vendredi 6 mai 2011

Bahia Flamingo, Panama

Aujourd’hui je le sais: On ne part pas un Vendredi parce que d’ usage le Jeudi était jour de paye pour les marins, qui bien évidemment partaient se saouler avec leur trois sous. Rien à voir avec Vénus ou les maladies vénériennes, juste une histoire de gueule de bois. Décevant, quelque part. J’aurais préféré quelque chose de plus enlevé, de moins prosaïque. Comme quoi, parfois il est bon de ne pas trop fouiller les racines des superstitions...
Le départ est reporté pour cause de météo, ce qui est aussi bien vu que nous n’avons pas fait la moitié de ce que nous étions censé faire. Entre autre gratter la coque. Depuis Colon une colonie d’arapèdes s’y est installée, ce qui nous fait perdre au moins un noeud de vitesse. Un noeud sur un trajet de cette ampleur se transforme facilement en plusieurs jours de retard. J’avoue que je ne suis pas pressé d’aller barboter dans une baie où une bonne cinquantaine de voiliers sont au mouillage. Toutes les personnes qui y vivent n’attendent pas forcément d’être à terre pour aller faire leurs besoins, tous n’ont pas cette belle conscience écologique qui leur feraient porter leurs poubelles jusqu’aux containeurs ad hoc. Le matin est de ce point de vue évidemment crucial. C’est le moment où l’homo sapiens sapiens a le plus tendance à répondre à l’appel de dame nature, pour parler poliment. Donc s’il faut plonger, on le fera l’après-midi en espérant que les courants ne tournent pas en rond dans cette anse...

jeudi 5 mai 2011

Bahia Flamingo, Panama

Au mouillage de Flamingo, en face de la baie de Panama. Autant du coté de Colon nous étions les jouets de forces qui nos dépassent, en l’occurrence les autorités du canal, autant maintenant la perspective est ouverte, et du coup nous sommes pris dans une urgence. Tout à coup, il faut tout faire: Remplir les réservoirs, gratter la coque, faire les dernières courses, allonger le tangon, faire la vidange du moteur, réparer le circuit d’eau...
Et le faire vite. Nous sommes Jeudi, le départ est prévu pour samedi matin. L’urgence est telle que nous aurions pu partir demain mais les marins sont superstitieux: On ne part pas un Vendredi. Pourquoi? Je ne sais pas. Personne ne sait. Les superstitions se perdent dans les brûmes du temps. Elles ont leur raison d’être. Cette raison s’est perdue, a été oubliée, déformée par les cultures et les traditions, malmenée par la raison et les religions. On s’y conforme tout de même parce que d’une chose au moins on est sûr: Elle a sa raison d’être.
J’apprends par exemple qu’on ne parle pas à bord d’un bateau de... ce petit mammifère avec des longues oreilles et les dents en avant (écrivant ceci à bord, je ne me risque pas à briser le tabou). On m’a proposé comme explication qu’à un moment donné, on élevait de ces animaux dans les cales des bateaux, qu’étant par essence des rongeurs, certains se sont échappés, ont mangé les cordages ou la coque, bref ont détruit le bateau. C’est plausible, encore qu’une interdiction aussi importante suppose quelque chose de plus primordial. Les rats sont aussi des rongeurs, bien plus efficaces et destructeurs, et il n’y a pas de tabou particulier les concernant. ils servent même de marqueur pour décider de la validité d’un bateau.
Babillage... Nous partons après-demain. Pourquoi ne pas le dire? J’ai peur. Au moins quarante jours de mer avant d’arriver aux Marquises. De ma vie je n’ai jamais passé quarante jours en mer. Ce bateau n’est pas prêt. Pas de sondeur, pas d’eau courante, pas de réfrigération, un GPS aléatoire, deux skippers qui de leur vie n’ont jamais passé l’Equateur. Le My Way est un chantier continu. Je ne sais même pas quelles sont mes chances de survie.
La part de rêve. J’étais prêt à embarquer sur le Vaisseau des Morts. Ma peur est ma rédemption. Encore une fois cette phrase de Lao Tseu: «Quand tu cesseras d’espérer, tu cesseras de craindre.» Ma peur est à la hauteur de mes espérances. Je veux des tempêtes des baleines des sirènes. Je veux de ces nuits où il y a tant d’étoiles qu’on ne voit plus le ciel.  Je veux cet instant où les bleus se mélangent, où les fluides se mélangent, où je cesse d’exister.

mardi 3 mai 2011

Lac Gatun, Panama

A force d’appeler les autorités du canal, nous avons eu une ouverture du jour au lendemain. Mañana?? Mañana! Branle-bas de combat, il a fallu tout ranger et préparer en moins de vingt-quatres heures, s’assurer des lignes et des parbattages, des “handliners” et du pilote, le tout un jour férié. Comme on gagnait quand même une semaine par rapport à l’agenda initial, on a fait tout ce qui fallait et effectivement, nous étions au Flats à 4 heures de l’après-midi, et effectivement nous avons passé les écluses de Gatun dans la soirée.
C’est ce matin que nous avons déchanté, quand les pilotes sont montés à bord de tous les bateaux sauf le notre... il est midi, j’ai appelé régulièrement toutes les heures et nous savons maintenant que nous n’aurons pas de pilote avant demain matin. Alors nous sommes au mouillage sur le lac Gatun, ce qui pourrait être plaisant, mais la bouée est à cinquante mètres de la route qu’utilisent tous les camions travaillant pour les travaux d’agrandissement du canal, prévu en 2014. Donc 24 heures sur 24, à raison d’un camion toutes les deux minutes...
Nonobstant, il y avait quelque chose de vraiment spécial dans le passage des écluses. Se retrouver enfermé avec un énorme cargo entre ces gigantesques portes de fer, sentir la montée des eaux. L’ingénierie humaine. Cette capacité à dépasser l’élémentaire, à faire monter des bateaux dans les airs. A manier des masses et des volumes qui dépassent tellement nos forces physiques que nous rendons des points même aux fourmis.

Et en voyant ce défilé incessant de camions courant parallèles à la rive, je ne pouvais m’empêcher de penser aux fourmis. Juste une question de dimensions, ou plus simplement de perspectives, mais l’humanité parfois agit avec l’efficacité et le pouvoir de synchronisation des fourmis, comme si en définitive nous étions capables, en dehors de toute vélléité individuelle, de concevoir et exécuter en commun des pyramides, des canaux, des barrages, même des fourmillières.