Au mouillage de Flamingo, en face de la baie de Panama. Autant du coté de Colon nous étions les jouets de forces qui nos dépassent, en l’occurrence les autorités du canal, autant maintenant la perspective est ouverte, et du coup nous sommes pris dans une urgence. Tout à coup, il faut tout faire: Remplir les réservoirs, gratter la coque, faire les dernières courses, allonger le tangon, faire la vidange du moteur, réparer le circuit d’eau...
Et le faire vite. Nous sommes Jeudi, le départ est prévu pour samedi matin. L’urgence est telle que nous aurions pu partir demain mais les marins sont superstitieux: On ne part pas un Vendredi. Pourquoi? Je ne sais pas. Personne ne sait. Les superstitions se perdent dans les brûmes du temps. Elles ont leur raison d’être. Cette raison s’est perdue, a été oubliée, déformée par les cultures et les traditions, malmenée par la raison et les religions. On s’y conforme tout de même parce que d’une chose au moins on est sûr: Elle a sa raison d’être.
J’apprends par exemple qu’on ne parle pas à bord d’un bateau de... ce petit mammifère avec des longues oreilles et les dents en avant (écrivant ceci à bord, je ne me risque pas à briser le tabou). On m’a proposé comme explication qu’à un moment donné, on élevait de ces animaux dans les cales des bateaux, qu’étant par essence des rongeurs, certains se sont échappés, ont mangé les cordages ou la coque, bref ont détruit le bateau. C’est plausible, encore qu’une interdiction aussi importante suppose quelque chose de plus primordial. Les rats sont aussi des rongeurs, bien plus efficaces et destructeurs, et il n’y a pas de tabou particulier les concernant. ils servent même de marqueur pour décider de la validité d’un bateau.
Babillage... Nous partons après-demain. Pourquoi ne pas le dire? J’ai peur. Au moins quarante jours de mer avant d’arriver aux Marquises. De ma vie je n’ai jamais passé quarante jours en mer. Ce bateau n’est pas prêt. Pas de sondeur, pas d’eau courante, pas de réfrigération, un GPS aléatoire, deux skippers qui de leur vie n’ont jamais passé l’Equateur. Le My Way est un chantier continu. Je ne sais même pas quelles sont mes chances de survie.
La part de rêve. J’étais prêt à embarquer sur le Vaisseau des Morts. Ma peur est ma rédemption. Encore une fois cette phrase de Lao Tseu: «Quand tu cesseras d’espérer, tu cesseras de craindre.» Ma peur est à la hauteur de mes espérances. Je veux des tempêtes des baleines des sirènes. Je veux de ces nuits où il y a tant d’étoiles qu’on ne voit plus le ciel. Je veux cet instant où les bleus se mélangent, où les fluides se mélangent, où je cesse d’exister.