Arrivé après quatres jours de mer à bord du thonier «Phoenix». Un passage sans problème pour Vincent, patron-pêcheur d’origine bretonne, et Tevea, matelot marquisien avec une tête de viking s’il en fut jamais. Dormir sur le pont, il n’en fut pas question. J’ai dormi sur le sol de la timonerie et fait mes besoins par-dessus bord comme les copains. Quand je pense que je me plaignais du confort sur le My Way... Sur le Phoenix, c’est un concept inexistant. Le bateau est parfaitement fonctionnel, un petit thonier japonais de douze mètres fait pour des sorties en mer de deux ou trois jours. Dormir est une option.
Et curieusement j’ai bien dormi. Dans des positions bizarres, enroulé dans mon hamac, calé contre mon sac et les deux portes de la timonerie, hélas trop courte d’une dizaine de centimètres. A dire vrai, j’ai adoré ce passage. On a eu une mer d’huile tout du long, avec une belle houle d’Est et un bon gros diesel qui ronrronait comme un chat trop bien nourri.
J’ai passé ces quatres journées - et ces quatre nuits - à l’avant, bien calé entre la coque et les aussières de proue, sous le vent bien sûr, même si dès le deuxième jour j’aurais pu m’asseoir au vent. Un régal. Tout ce qu’on avait à faire, c’est cuisiner et rouler des joints.
Vu le bruit du moteur, j’écoutais les histoires que me racontait Vetea avec divers degrés de compréhension. Mais il avait un visage extrèmement expressif, ainsi qu’une gestuelle qui rendrait jaloux un napolitain. Je comprenais, quelque part. Je riais quand il fallait rire et mes rares questions n’étaient pas totalement à coté de la plaque. Mais c’est surtout la mobilité de son visage que je retenais, sa gueule de foutu viking avec le crin blond-roux et la barbe de rigueur, marquisien de père en fils avec en plus un patronyme japonais. Raide du matin au soir, capable de te raconter Moby Dick en V.O., sans que je sache de quelle V.O. Il s’agit.
Pour ne rien gacher, à la nouvelle lune, donc autant d’étoiles dans le ciel qu’il peut en tenir. Je ne quittais mon coin à la proue que pour aller dormir, et encore je me relevais plusieurs fois, pour boire un peu d’eau ou fumer une cigarette.
Et puis, pourquoi le cacher? J’étais content de moi. J’aurais pu trouver un voilier mais passer des Marquises à Tahiti sur un petit chalut donnait à toute l’affaire un cachet particulier. Vincent était du genre taciturne, probablement timide. Il ne partait pas en mer sans cinq ou six bouquins, qu’en plus il lisait. Les repas se prenaient en silence, pas tant par discipline qu’à cause du bruit. Un bateau comme le Phoenix est un moteur avec une coque autour. Mais je crois néammoins que cela lui convenait.
Quand on arrive sur un nouveau bateau, on essaye de comprendre les codes, on s’adapte aux attitudes. J’ai regardé comment chacun se servait, nettoyait après usage ses ustensiles. Même la manière de s’asseoir, les déférences cachées. J’étais le troisième passager d’un bateau qui n’en prenait que deux. Il fallait quelque part que je me coule dans le moule, que je n’apparaisse pas comme superfétatoire, voire carrément nocif.
Je n’ai pas été à la hauteur, je le dis franchement. L’équipage du Phoenix m’a accepté sur leur bateau. Ils ont été sympathiques et polis. Mais ils ne m’ont pas considéré comme un des leurs.
Et c’est sans doute que je le ne suis pas. Marin. D’où me vient cette stupide ambition? Devenir marin... Avoir cette assise sur le bateau, ce dédain pour la mer alentour. Avoir cette tranquille exactitude dans les gestes, dans la manière de nouer un boute ou enfiler une aiguille. Ces deux-là étaient enviables, chacun à leur manière. Toute une gestuelle à apprendre, mieux encore, une attitude.
Une attitude que j’aimerais bien avoir. Que j’aurais peut-être, mais certainement pas en la disséquant ou la synthétisant. Un jour, comme cela, tout à coup, je serais en train de marcher sur un quai et je regarderais avec envie et luxure le prochain coureur qui voudra m’emmener. Et je saurais que c’est exactement ce que je veux, ce dont j’ai besoin. Monter à bord. Sentir le pont sous ses pieds, la vibration des haubans sous ses doigts. Humer l’air. Sentir. Décider.
Le Fou sur la Delfinière. Sauter de pont en pont, de port en port. Naviguer à cloche-pieds sur cette planète, uniquement tenu par le désir d’en faire le tour. Qu’importe le temps, qu’importent les distances? S’il y a une chose que j’ai compris en faisant Compostelle, c’est qu’il n’y a pas de date de pérennité quand il s’agit de rêves. Le Temps, Madame? Que nous importe!