mardi 20 décembre 2011

Esmeralda

Pour ceux que cela intéresse, vient de paraitre Esmeralda, un roman d’aventure écrit entre l’Argentine et le Nicaragua. Il se passe dans ce dernier pays, sur la costa miskita, les Caraïbes d’Amérique Centrale. La résultante d’un vieil amour pour cette côte tellement sauvage, originelle, et ma religieuse lecture de Stevenson et son «Essai sur l’Art de la Fiction», qui n’a pas pris une ride en cent cinquante ans. J’espère ne pas avoir seulement annoné ses leçons. Je vous laisse juge.
Je donne le lien direct de l’éditeur mais on peut le trouver aussi sur Amazon, Chapitre.com, etc...




samedi 17 décembre 2011

Noumea

La vie pour moi sur le Caillou a toute la monotonie du quotidien. Je dois parfois me convaincre que je suis dans une île du Pacifique tant il est facile de se croire en France. En France et sur un continent. L’île est grande, très grande, surtout quand on vient des Tuamotus où il est quasiment impossible de perdre la mer de vue. 
Quant à la population, il existe ici un antagonisme que je n’ai pas ressenti en Polynésie. Il m’a fallu plus d’un mois avant d’entendre parler Kanak. C’est comme si ce peuple avait été tellement réduit qu’il ne parlait plus sa langue qu’en chuchotant, quand aucune zoreille n’est à portée. Les polynésiens parlent librement leur langue, l’emploient au quotidien. Ici, il m’a fallu me concentrer pour entendre le Kanak, à l’arrét de bus ou ailleurs. C’est comme s’ils en avaient honte. Le type qui m’employait, ici depuis plus d’un an, ignorait même qu’il y ait jamais eu une langue kanake, alors que les français ne sont arrivés ici qu’ au milieu du XIXième siècle, quand il se cherchaient un autre bagne que Cayenne pour déporter les révoltés, de Paris ou d’Alger ou d’ailleurs.
Travaillant sur un chantier, j’ai rencontré les trois, ou plutôt les quatre composantes de la population de Nouvelle-Calédonie. Les caldoches (les pieds noirs du coin), les kanaks, les wallis (polynésiens de Wallis et Futuna, des gros gabarits comme les mecs des Australes ou des Fidji) et les zoreilles dont je fais officiellement partie (blancs de métropole).
Franchement, je préférais être un popa qu’un zoreille. Le mot a une connotation plus sympathique. S’il y a une chose que j’ai apprécié en Polynésie, c’est leur indépendance d’esprit. «On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui» disait Desproges. A Tahiti je pouvais rire de tout avec n’importe qui. Pas ici. Du coup mes potes me manquent. Les deux Alex, Taka, les vahinés du Teamo, les joueurs d’échecs du parc Bougainville... La Mélanésie m’apparait comme un repoussoir face à la Polynésie mais c’est probablement que nous obéissons tous à la loi des contrastes et aux erreurs de parallaxe. Ici, j’ai rencontré Basile, Gaby et d’autres. Gaby est maçon, indépendantiste, sage, avec en plus une touche rastafari et des images du Che Guevara sur sa camionette.
Basile est cariste, puissant, travailleur, avec un beau profil assyrien, une gentillesse et cette tranquillité de ceux qui sont profondément ancrés en terre.  Ces deux-là me suffisent pour dire que nous sommes de la même espèce, que ce qui nous rapproche est plus important que ce qui nous sépare,  que je suis chaque jour un peu plus fatigué du racisme dont il semblerait que personne ne soit complètement exempt. Je pense qu’il se passera encore beaucoup de temps avant que quiconque puisse officiellement se déclarer simplement être humain et citoyen du monde, sans se faire lapider dans la minute qui suit.
Au fait, «kanak» est justement un mot polynésien. Il signifie «homme libre»...

samedi 15 octobre 2011

Nouméa, Nouvelle Calédonie

Ceci est probablement la dernière entrée de ce blog. Je suis arrivé à Nouméa où je suis censé rester quelques mois à travailler pour résorber mes dettes et trouver de quoi continuer ma route vers l’Ouest. 
J’ai traversé l’océan Pacifique. Un bon quadrant de la Terre, tel que l’avait calculé Eratosthène. Plus de deux mois en mer. A l’époque du GPS et des trimarans qui remontent le vent à plus de trente noeuds, on se dit que ce n’est rien, que tout ce que j’avais à faire, c’était de rester sur le bateau sans me foutre par-dessus bord quand j’allais pisser, ni m’endormir pendant mes quarts. J’ai parcouru de semblables distances en avion avec comme seule idée de prendre un somnifère pour oblitérer le temps et ne pas trop regarder les jambes de l’hotesse en attendant qu’il fasse effet.
Mais il y a autre chose. On dit qu’on prend la mer, mais la mer nous prend bien plus encore. Victor Hugo, qui ne reculait devant aucun superlatif, disait ceci: «Il y a trois sortes d’hommes: les vivants, les morts, et ceux qui marchent sur les mers». On lui pardonne ces redondances parce que quelque part, c’est vrai. En mer, on est suspendu entre deux infinis qui nous dépassent tellement qu’ils nous donnent en définitive une valeur que nous n’avons pas vraiment mérité, mais qu’il serait tout aussi vain de refuser. 
J’ai pensé avec une admiration teintée d’effroi aux navigateurs qui les premiers ont parcouru cet océan. Les Maho’is partis d’Asie, qui ont essaimé ces îles en moins d’un millénaire à bord de pirogues, propulsées à la rame ou avec une voile minuscule. Combien se sont perdus en mer, combien sont arrivés? Qu’est-ce qui les poussait? Qu’est-ce qui les guidait? Les grands navigateurs, les Magellan, les Cook, les La Pérouse, avaient déjà des bâtiments plus importants, même s’ils devaient souffrir atrocement de la moindre humeur du vent, quand le scorbut faisait des ravages dans l’équipage et que même les tonneaux d’eau douce se mettaient à puer.
La première chose qu’on apprend en mer, c’est l’humilité. La toute première chose. Maintenant je suis à terre et je peux faire le malin, hey, j’ai traversé le Pacifique! Mais je n’oublie pas ce moment où le vent est monté en colère, où le bateau s’est couché, où mes jambes et mes lèvres tremblaient, où il m’a fallu hurler de rage pour reprendre le contrôle de moi-même. Il y a des peurs dont on ne revient jamais intact.
Qu’est-ce qui nous fait avancer? De quoi sommes-nous fait? Si un jour le programme SETI tient ses promesses, qu’on arrive effectivement à contacter une autre planète et qu’un habitant de la banlieue de Bellatrix ou de Betelgeuse me demande à quoi ressemble ma planète, je sais que c’est cela que je devrais lui décrire d’abord: Blue on blue, cette étendue mouvante et changeante que même les plus hauts sommets ne peuvent égaler. Les deux tiers, ou les trois quart, je ne sais, de la surface de ce vulgaire caillou que les plus péteux d’entre nous, et ils sont légion, persistent à croire le centre de l’Univers. L’essentiel de ce que nous sommes.
La matière est-elle ondulatoire ou corpusculaire? Mon pote Steph vient de m’envoyer des photos de ce pic dans les Pyrénnées qu’il vient de grimper. Je regarde les reliefs alentour, je souris, ils ressemblent à des vagues. 
Aujourd’hui je suis à terre, sur le Caillou, comme on appelle la Nouvelle Calédonie. Juste un autre caillou sur lequel je marche en claudiquant, bipède que je suis.  En arrivant ici, je m’attendais à avoir le mal de terre mais non. J’ai bien tangué un peu, juste par politesse. Fermement ancré sur le plancher des vaches, je commence à projeter, pour plus tard, pour quand je n’aurais plus besoin de prendre mon assise sur les monts alentour.
Prochaines destinations: Brisbane ou Cairns, puis Bali, l’île enchanteresse que j’ai quitté il y a six ans en y laissant une partie de mon coeur. Non que je pense l’y retrouver mais les balinaises ont quelque chose que les femmes du monde entier leur envient, même si elles ne le savent pas. Une forme d’humour, peut-être. Une liberté de ton. J’adore papoter avec les balinaises, pendant que leurs maris balayent la cour en sifflotant. Elles ont ce rire de gorge auquel nul ne peut résister, et cette grâce que donne une civilisation multimillénaire où chaque geste, chaque mouvement du poignet, chaque ondulation du cou signifie réellement quelque chose.  
Donc peut-être un prochain blog, qui sait? Celui-ci n’a pas trop mal marché, si j’en crois les statistiques. J’ai supprimé la possibilité de le commenter parce que je voulais un suivi dans mon texte mais vous pouvez toujours m’envoyer un courrier pour me donner votre avis: gregor.renard@gmail.com  Je me suis aperçu aussi que les photos sont d’une bien piètre résolution mais on peut l’augmenter en ouvrant la photo dans une nouvelle fenêtre et en zoomant. En complément, on en trouvera d’autres, ainsi que quelques petits films de la traversée et de la Heiva de Tahiti sur http://gallery.me.com/greg.renard
De mon coté je ferai une mise à jour sur ce site pour vous tenir au courant de mes prochaines publications et d’un éventuel blog.
Merci à tous. J’espère que vous avez pris à lire ces textes autant de plaisir que j’ai eu à les écrire. Et bien sûr à les vivre.
Gégoire Renard.

mercredi 5 octobre 2011

180° parallèle

Quart de nuit magique. Une mer absolument étale, sans la moindre vague. Comment une telle immobilité est-elle possible dans cette gigantesque masse d’eau, le plus grand océan du monde? Une petite brise de six noeuds qui suffisait à faire avancer ce voilier étonnant à cinq, au près serré! Une parfaite glissade au-dessus de l’abîme, avec comme seul bruit une drisse qui tintait doucement contre le mat et le murmure de l’eau autour du safran, laissant une trainée d’étincelles dans cette mer chargée de plancton. Au zénith la froide lumière blanche de Jupiter. Derrière moi Orion, le chasseur puni par la chasseresse. Sur ma gauche Suhail al Muhlif, le joyau spectral des mers australes, dont l’éclat était tel que son reflet sur cette eau lisse venait jusqu’au bateau. 
Nous avons doublé les Fidji par le Sud, non loin de la Bountyboat Pass, là où le capitaine Bligh, après avoir été déposé de son commandement par Fletcher Christian, emmena sa chaloupe et ses dix-neuf hommes restés fidèles jusqu’à Timor en Indonésie dans une traversée de plus de trois milles cinq cent miles sans perdre un seul homme. Now, THAT is seamanship, mate!
Puis nous sommes passés au jour d’après, 180° parallèle Est et Ouest confondus, 20° de latitude Sud. Un jeudi escamoté, qui devint d’un coup d’un seul un vendredi pour cause de terre ronde, et en plus elle tourne! 
Les vertus de la religion: III ième siècle avant J.C., Eratosthène, curateur de la bibliothèque d’Alexandrie, calcule la circonférence de la Terre en s’aidant de l’ombre d’un puit et du pas d’un chameau. III ième siècle après J.C., Cosme de Byzance, grand patriache chrétien, décrète que, ainsi qu’il est dit dans l’évangile selon St Jean, la Terre est semblable aux Tables de la Loi, donc elle est plate. Entretemps la bibliothèque d’Alexandrie a été brulée et il faudra attendre plus d’un millénaire et la Renaissance pour décider que tous ces grecs n’étaient pas si cons et que C.C., marchand génois flairant la bonne affaire, décide d’ atteindre l’Inde en partant vers l’Ouest.

Alors j’ai ouvert ma carte du monde bien à plat et j’ai laissé mon doigt la parcourir jusqu’à trouver les antipodes. Je suis tombé non loin de Tombouctou où sans nul doute, à la même heure, deux vieux sages à barbiche et turban marchaient la tête en bas dans les couloirs de la bibliothèque de Sankoré en discutant des mérites de Hérodote et de Ibn Battuta, grands voyageurs devant l’Eternel.

vendredi 30 septembre 2011

en mer

L’arrivée aux Tongas fut une plaisante surprise. Je n’imaginais pas voir dans cette région du monde ces falaises rouillées percées de grottes, ce plateau de basalte découpé par la mer qui me rappela immanquablement la baie d’Halong. Arrivés dans le port de Neiafu, nous mîmes le bateau à quai en attendant les douanes mais on nous fit comprendre qu’ils ne viendraient pas avant le lendemain matin. L’heure c’est l’heure et pas de raison que les fonctionnaires tongiens soient différents des autres. Malgré l’interdiction d’aller  à terre, chacun est allé faire tranquillement ses courses. J’ai trouvé un cybercafé, bu une bière locale et fait provision de fumigènes, comme disait Gainsbourg. Au milieu de la nuit, un fort vent s’est levé, projetant le bateau contre le quai, au point où le capitaine a décidé de dégager. Après avoir tourné un moment à la recherche d’un corps-mort, il a décidé de jeter l’éponge et nous sommes repartis vers le large, pas mécontent après tout puisque nous avions fait les appros et n’avions pas eu à payer la centaine de dollars que les consciencieux serviteurs du royaume de Tonga comptaient nous soutirer dans la matinée.

Une courte rencontre, mais qui me laisse un souvenir durable et l’envie de revenir plus à loisir naviguer dans cet archipel. Dans la matinée nous sommes passé au large de Late, la plus occidental des îles, juste un volcan posé sur l’eau, qui m’a ramené à la vie que j’ai laissé là-bas, loin, quand je promenais des touristes anglo-saxons en Amérique Centrale et que je leur expliquais la tectonique des plaques, shield volcano, volcans stromboliens, plinéiens, et la ceinture de feu du Pacifique. Avec un peu d’émotion, je me suis aperçu que ce volcan est la première marque, le premier soupçon que je suis effectivement passé de l’autre coté, que j’ai traversé d’Est en Ouest cette large tâche bleue sur les cartes que je leur montrais.

lundi 26 septembre 2011

Vavau, archipel des Tonga

Nous sommes passés au large des Cook et devrions atteindre les Tonga dans deux jours. Contre toute attente, notre allure est mainenant au près avec un vent de nord-ouest. Avec l’équinoxe nous arrive des informations contradictoires de la météo sur les différentes formations en jeu dans cette zone. On peut s’imaginer deux titans, deux barbus omnipotents jouant distraitement au go, avançant sur le tablier du Pacifique pions blancs et noirs, anti-cyclones et dépressions, et nous autres là en dessous, minuscules, essayant de zigzaguer entre les pièces...
Dans un de ses savoureux proverbes marins, Jean nous en avait prévenu. Voyant de beaux cirrhus rougeoyant dans le couchant, il s’était écrié: «Ciel échevelé et queue de jument font serrer la voile aux bateaux les plus grands.» Le lendemain, déjà bien incertain, l‘oracle se fit encore plus précis: «Soleil en hauban dans le couchant, marin, prépare ton caban!»
Tu parles... La nuit même, les grains se sont succédés. Depuis, la girouette a montré les quatre points cardinaux, il a fallu sans cesse changer la voilure et l’allure, avec des alternances de calme plat et de grains montant jusqu’à trente noeuds. On a eu droit à l’essentiel de la rose des vents, sauf, sauf celui de Sud-Est censé être notre pain quotidien dans cette traversée. Les alizés ne sont plus ce qu’ils étaient.
Je ne peux résister à l’envie de citer un autre de ses proverbes (mon préféré): «Ciel pommelé et femme fardée ne sont pas de longue durée». A bon entendeur...

dimanche 18 septembre 2011

Maupihaa

Des vents capricieux nous en emmenés plus au Nord que prévu jusqu’aux Iles sous le Vent. Nous avons attendu une journée à Raiatera que les alizés reprennent, ce dont je serai le dernier à me plaindre puisque nous sommes ainsi passé au large de Tahaa et surtout Bora Bora, montant sur l’horizon comme une forteresse céleste, sans nul doute le palais d’été de Neptune et Nérée.

Mes séminaristes se sont avérés très sympathiques, Jean un excellent marin et son voilier rapide et maniable (un Shark 45, pour les connaisseurs). Pour preuve l’entrée dans la passe de Maupihaa, dix mètres de large au mieux avec des arètes de corail affleurant des deux cotés et le mascaret de rigueur. On s’est quand même fait des sueurs froides, ce qui fait qu’une fois dans le lagon, on a patrouillé jusqu’à trouver des traces d’habitation dans une île apparemment déserte, pour essayer de connaitre les horaires des marées et le meilleur moment pour reprendre une passe qui ressemble un peu trop à une nasse.
Population: 1 habitant, une vahiné dont la vue m’a fait dire que les temps avaient bien changés depuis l’époque où Bougainville avait été tellement ébloui par leur beauté qu’il avait appelé Tahiti la Nouvelle Cythère. Un autre voilier avait tenté la même folie avant nous et elle était à leur bord, trop occupée  à vider leur cave (deux mois qu’elle était seule dans l’île) pour nous réciter la table des marées. 
Depuis que nous avons quitté les Iles de la Société, l’eau est devenue d’un bleu exquis, indigo, tendant vers le violet quand d’aventure un nuage passe devant le soleil. Une couleur éminement reposante pour l’oeil, comme si cette particulière fréquence avait le don d’apaiser et les sens et l’esprit.
Nous avançons bien. Vent arrière, le capitaine n’hésite pas à mettre toute la toile, génois et trinquette en ciseau, et jusqu’aux serviettes mises à sécher sur les glissières. Une confortable moyenne de huit noeuds avec des pointes allant jusqu à quatorze noeuds quand le bateau part en surf sur les vagues, seulement tenu par la quille. 
Une sensation grisante, qui me change agréablement de C**, qui affalait tout ce qu’il pouvait à la moindre survente, au moindre petit grain à l’horizon, ne laissant du génois que le string d’une danseuse brésilienne. Que dis-je? L’étiquette du string!

mardi 13 septembre 2011

Bye bye Tahiti

Quand le géant Hiro, dieu des voleurs et des navigateurs, commença à rassembler les îles du Pacifique, il captura le Monstre des Mers et lui coupa les tendons pour qu’il reste ainsi à la même place, au centre des archipels. C’est Tahiti Nui, le grand serpent endormi, que je regarde pour la dernière fois depuis le ferry pour Moorea. Demain j’embarque sur le K’ed, un sloop de quarante pieds à destination des Tongas et la Nouvelle Calédonie.
Le plan Tetiaroa m’est encore passé sous le nez, pour la troisème fois. Je renonce. Direction Nouméa où, dit-on il y a beaucoup de travail et on vous paye en pépites de nickel. Il ne se passe rien dans ce pays. Les décideurs ne se décident pas à décider. Tout le monde se regarde en chien de fayence et absolument rien ne bouge. C’est la crise, mon bon monsieur.
Après deux mois à attendre un travail qui n’est jamais venu, je me retrouve en faillite déclarée, comme le premier pays occidental venu. Vexant, non? Encore une fois j’embarque à la desperado, tellement pressé de partir que je saute sur le premier pont sans chercher à savoir s’il ne va pas couler à la sortie de la baie. M’enfin le bateau à l’air solide, coque en aluminium, plus récent que son équipage de sexagénaires qui m’a fait comprendre déjà qu’à bord c’était no drug, no sex, no rock’n’roll. L’ électricité est comptée et on se baigne sur le pont à grands coups de seau. J’ai déjà vécu cette situation quelque part... 
Quand j’y pense... J’ai lâché au Nicaragua une chouette petite bicoque et un boulot ma foi confortable et assez bien payé pour m’emmerder pendant des mois à dormir sur des couchettes quand ce n’est pas à même le sol, à partager des dortoirs avec des pétomanes, manger du cassoulet en boite, boire du Nescafé, et me retrouver à considérer que prendre une bière fraiche à une terrasse est un luxe que je ne peux décidemment pas me permettre.
Je dois être cinglé. Comme je regrette la Calle Cuiscoma aujourd’hui, ma petite maison dans le Barrio Maldito de Granada! Quelques pas m’auraient amené à la fraiche sur la Calzada boire une Victoria bien helada pour une vingtaine de Cordobas... 

Faire le tour du monde, c’est une lubie d’adolescent bourgeois, ou de cinquantenaire qui ne sait pas quoi foutre de sa vie et qui se dit, tiens, pourquoi ne pas faire le tour du monde? comme s’il parlait de descendre un week-end à la mer.
Eh ben voilà où ça m’amène! Dans la merde jusqu’au cou, un oeil vers l’atelier et l’autre vers le mouillage, me demandant, en rythme s’il vous plait, 
should i stay or should I go?
Yes my man. Si j’avais écouté mes parents, on n’en serait pas là. Quand je parlais de sauter de pont en pont, ce n’était pas talonné par la nécessité (encore que j’aurais bien aimé, au moins une fois, entendre siffler les sagaies de ma belle-famille autour de ma tête pendant que je pagaye comme un fou jusqu’à l’ile d’en face) Je voyais ça plus paisible, genre je prends bien mon temps pour choisir entre plusieurs bateaux dont les skippers sont tellement désespérés de m’avoir à bord qu’ils essaient de me saouler pour me faire embarquer. Je vérifie bien s’il y a un frigo qui fonctionne, un GPS, une couchette pour moi tout seul, une annexe avec un bon bourrin...
Ben non. A cheval donné on ne regarde pas la bouche, surtout s’il a une haleine de papou. On embarque d’abord et on discute après. Quinze jours en mer avec deux barbus séminaristes, je sens qu’on va s’éclater.
Je suis mauvaise langue. Si ça se trouve, ils sont très sympas. Et puis à vrai dire je m’en fous. Tant qu’on me laisse passer quelques heures allongé à la proue, le menton dans les mains à regarder la mer, je suis prêt à supporter n’importe quoi, même les mines de Nickel qui m’attendent au bout. Reprendre la mer...
Je suis de plus en plus accroché. La mer est une drogue dure, à accoutumance, ayant toute la puissance d’une révélation et une pureté, une vérité qu’aucun produit chimique ne donnera jamais. L’océan ne ment pas. 

samedi 27 août 2011

Papeete, Tahiti


Retour à Tahiti. J’ai retrouvé à Rangiroa ce vieux R**, rencontré déjà à Colon, Flamingo Bay et Hivaoa. Une semaine que je voyais ce bateau au mouillage en face de chez A** en me disant, j’ai déjà vu ce voilier quelque part... 
R** m’a offert une bonne porte de sortie. Trois semaines que j’étais dans la famille de A** sans que les plans fabuleux qui feraient de moi enseignant les échecs ou l’espagnol ne se réalisent et à part le coprah (ouille mon dos) je n’ai pas fait grand chose. De fait, ma position commençait à devenir génante, hébergé dans une famille polynésienne sans avoir vraiment de quoi revendiquer pour ma nourriture quotidienne à part patauger dans le lagon avec ses gosse (même si on n’oublie pas la prière pour remercier le Seigneur avant chaque repas). 
J’ai donc remercié A** pour son hospitalité et j’ai embarqué sur le «Jolly Jumper», un sloop de quarante pieds en fibro avec un intéressant pilote automatique à vent et un capitaine avec une gueule qui n’aurait pas dépareillé une séquelle de «Pirates of the Caribean», version non expurgée par Walt Disney Company®. R** est un bandido venézuélien, un de ces contrebandiers assez malins pour avoir évité «le gros coup», celui qui les envoie inévitablement en taule, assez matois pour avoir fait sa pelote et se sentir paisible pour le reste de son existence.
Voulant me rendre utile, je me suis renseigné sur l’heure des marées et nous sommes partis au moment du jusant pour traverser la passe et sortir à l’air libre, à l’océan.
Mauvais calcul. Le capitaine m’a demandé de me tenir à la proue, n’étant pas bien sûr des fonds dans le lagon et alentours. On naviguait avec des cartes d’au moins vingt ans d’âge, des photocopies de photocopies dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et les bancs de sable ou de corail ont eu depuis toute latitude pour changer de place,  apparaitre ou disparaitre. En arrivant dans la passe, le jusant était depuis longtemps passé et on a eu droit au mascaret dans toute sa splendeur, ce phénomène dont j’ai parlé déjà en disant qu’il fournissait un amusant terrain de jeu aux dauphins.
Des marmites avec des creux de trois mètres, dont l’amplitude équivalait malheureusement à la longueur du bateau. Toujours à la proue, j’ai commencé à monter et à descendre de plus en plus, et pas moyen de retrouver la relative sécurité du cockpit.
Oh, dear... Je me suis accroché comme un damné à son ultime confession. Un bras autour du génois et l’autre au bastingage (le Fou sur la Delfinière, mon pote, hi-ho!) je faisais des bonds de plus en plus amples, quittant le sol en arrivant au sommet et me faisant copieusement asperger en touchant les vagues. Jusqu’à ce que l’amplitude soit suffisante pour que je me retrouve carrément sous l’eau, gloub, surgissant ensuite des vagues en poussant un grand cri, merde, si on doit se foutre en l’air, autant que ça fasse du bruit! 
Arrivant au sommet, j’avais les pieds loin au dessus de la tête (A** vient de m’appeler. Un ami à lui m’a vu faire et il parait qu’on rie encore dans les chaumières de Rangiroa en parlant de ma prestation) mais j’ai survécu, on a fini par passer ce foutu  mascaret et je suis toujours là pour en parler. Ouf...
C’est curieux comment les moments les plus délétères peuvent se révéler les plus gratifiants, pour peu qu’on y survive. Comme le disait le grand Nimzovitch, un mauvais coup non réfuté est un excellent coup. R** m’a regardé revenir à la poupe dégoulinant de partout, se sentant un peu coupable, ne sachant trop quoi faire ni dire. J’ai éclaté de rire à voir sa mine déconfite, tout va bien et la prochaine fois je ferai un peu plus attention aux horaires, merci de demander.
Le reste du passage était plutôt tranquille, ou presque. Totale pétole pendant deux jours, suivi d’un vent de trente noeuds dans le nez, surgi de nulle part, avec la houle qui va avec. On a mis vingt-quatre heures de trop pour arriver mais j’étais en bonne compagnie. Mon hôte avait bonne cave, bonne bibliothèque. J’ai eu le temps de lire la moitié d’une rafraichissante «Histoire d’ Espagne Racontée aux Sceptiques» de Juan Eslava Galan, de manger le pain maison arrosé d’ail et d’huile d’olive, et de discuter Krishnamurti, Carl Sagan et Perez-Reverte. (Sur ce dernier, nous sommes tombés d’accord pour dire que ses récits de guerre, la Sombra del Aguila et Trafalgar, sont parmis les livres les plus hilarant jamais écrits).
Et me voilà de nouveau à Tahiti, cherchant une fois encore à aller à Tetiaroa dont je dois me concilier le puissant tiki qui, pour une raison qui m’échappe, n’a pas l’air de vouloir de moi dans son île...

mercredi 17 août 2011

Rangiroa, Tuamotu

Noix de coco, mode d’emploi.  
Il existe quatre stades distincts dans sa maturation: Quand elle est verte, elle est gorgée d’eau. On la décapite, on boit, on s’en met partout mais qu’est-ce que c’est bon! Elle a très peu de chair à l’intérieur mais celle-ci est gélatineuse, absolument délicieuse. 
Quand elle est jaune, il reste de l’eau mais la chair s’est formée (l’amande). Elle est alors parfaite pour préparer le lait de coco, ce qui n’est pas une mince affaire: Il faut d’abord enlever toute l’enveloppe extérieure, la bourre. Quand on a enfin son amande à peu près propre, on perce un trou pour récupérer le liquide, puis on la coupe en deux et on rape le coco, qu’on mélangera ensuite avec le liquide. On passe le tout à travers un drap pressé et on a son lait. Ajoutez-y un peu de sel, un fruit de l’arbre à pain cuit sous la braise et de la chair de poisson, cru ou cuit, et on a un festin de roi. Le tout se mange avec les doigts et bien sûr, on s’en met partout. Temps de préparation: Au moins deux heures si la pêche a été bonne. 
Quand elle jaune et est germée, c’est ecore le plus facile. Il suffit de la fendre et on a une boule légèrement poreuse, comme un de ces bonbons qu’on trouvait dans les boulangeries. Se mange sans faim. Miam.
Quand elle est grise et qu’elle a encore de l’eau (et pas de trou sur le coté signalant le passage d’un rat) alors on la ramasse pour le (gasp) coprah. D’abord, il faut bien évidemment les rassembler, ce qui n’est pas le plus rapide. Les polynésiens utilisent des bâtons terminés par des crochets pour ne pas avoir à se baisser, des petites gaffes qui leur servent aussi à lancer les cocos et je dois dire qu’ils sont étonnament précis (il y a un concours de lancé de coco pendant la Heiva). La manière de faire se situe quelque part entre la pétanque et le cricket. 
Quand on a son bon gros tas de coco, c’est le moment de prendre la hache. Une rapide prière à sainte Eglantine, la patronne des doigts de pieds, et tchac! Et encore tchac! L’idée, c’est de fendre la noix d’un seul coup, de préférence au centre pour avoir deux moitiés bien ouvertes avec la chair accessible.
C’est l’idée. J’ai fait un vrai massacre la première heure. J’ ai réduit ces pauvres noix en bouillie. Maintenant je m’affine, j’arrive à peu près à taper au centre mais il y a le fameux «coup sec» que visiblement je ne maitrise pas. Certaines sont encore gorgées d’eau et ça m’ EXPLOSE à la figure. On s’en met partout, mais qu’est-ce qu’on rigole! De plus, à chaque fois je dois extirper la foutue hache, enfoncée jusqu’à la garde dans un coco qui refuse à s’ouvrir.
Bien. Une fois qu’on a toutes ses noix fendues on les ramasse et on andenne pour les faire sécher deux ou trois jours. On monte des petits murs, bonjour les reins, avec les noix ouvertes comme des coquilles de moules les unes sur les autres. Puis on se redresse satisfait, en se disant qu’on a gagné deux jours de répit.
Que nenni. Une cocoteraie, ça se nettoie. Toutes ces palmes grises ne font pas jolies dans le paysage et il faut un sol dégagé. Pas de «gourmands», de mauvaises herbes ou de repousses pour profiter d’un sol déjà très pauvre. On veut des cocotiers épanouis, qui laissent tomber leur manne avec l’insouciance que donne l’abondance.
Une fois que nos noix sont raisonnablement sèches, on attrape une sorte de grosse cuillère affutée qui sert à extirper la chair, de préférence en un seul morceau. C’est le coprah, qui va servir à faire des huiles et des parfums.
On s’assied, on se cale, son mur de coco en face de soi, et vas-y Gaston! En trois coups de cuillère à pot, comme disait ma grand’mère. Les champions qui se mesurent à la Heiva arrivent à fendre et vider deux cents cocos en douze minutes. J’ai préféré ne pas compter, mais un chiffre similaire a bien dû me prendre toute la journée. J’ai de gros progrès à faire.
Quand enfin on a terminé, qu’on s’est débarassé des bourres, qu’on a tout nettoyé et qu’on a mis le copra à sécher au sol sur des sacs, on peut enfin aller piquer une tête dans l’eau cristalline du lagon et là, là, c’est carrément divin. La parfaite température. La parfaite fluidité. Même le sel est bon à prendre.
Allongé sur ma couche de fortune, le dos en vrac, les mains bouillantes d’ampoules, tout les muscles qui tirent, je me dis que tout ceci n’aura pas été inutile. J’e me plais à  imaginer que, quelque jour, une belle enduira son corps somptueux de cette huile abondamment arrosée de ma sueur, et j’en éprouve une rebondissante satisfaction.

vendredi 12 août 2011

Rangiroa, Tuamotu

J’habite maintenant dans la maison «d’en haut». C’est la côte au vent, celle qui fait face à l’océan. La où les cocotiers s’inclinent au rythme du ressac. C’est plus sauvage, moins habité. Peu de maisons qui osent se dresser face à la mer. Comparé au calme du lagon, ce coté-ci sonne presque tempête. 
 L’eau a construit ici une digue de corail mort, presque quatre mètres, le plus haut point de l’ile. Les maisons se tiennent en retrait derrière cette barrière, un peu en contrebas, mais c’est quand même «là-haut» et la pluspart des habitants de ce coté de l’atoll préfèrent vivre «en bas».
La maison est spacieuse. Un popa avec des ambitions qui a dû vendre à moitié chantier. Toute l’aile arrière n’a pas de toit ni de menuiseries. Elle a tout de même carrelage au sol et moulures ornementées dans la partie habitable. Un coté médittéranéen. Elle me rappelle quelque part la maison du Procés Verbal de Le Clézio.  Si ce n’était pour le mobilier spartiate et le système électrique défectueux, elle serait très agréable à vivre. Comme Alex me l’a fait remarquer, c’est quand même mieux que la pension Teamo où nous étions à Tahiti. Et en plus je n’ai pas de loyer, alors... 
Je la partage avec Sam, un marquisien émigré venu ici faire de la soudure à l’aluminium, pour retaper un certain nombre de barques du même métal. Sam est bien costaud comme un marquisien et il raconte des histoires étranges, comme cette grotte qu’il a visité enfant avec son père sur Ua Pou. Il s’y trouvaient des pirogues alignées avec dans chacune le squelette d’hommes de plus de trois mètres. Comme il m’a ensuite parlé de soucoupes volantes, son récit a perdu un peu en crédibilité et c’est dommage. J’aimais bien l’idée d’une race de géants isolés dans les îles. Après tout, n’a-t-on pas trouvé récemment l’Homme de Flores en Indonésie, une race de nains cette fois-ci. Pardon, pas une race, une espèce. Comme le Néanderthal, l’Homme de Flores a un code génétique différent de l’Homo Sapiens. S’il existe au moins trois espèces distinctes d’hominidés dans l’histoire récente, alors pourquoi pas quatre?
Où l’on reparle de Mû, le continent englouti de ce coté-ci des Amériques. Des mouvements de peuples dans le Pacifique, comme ce roi fondateur de Chan-Chan venu par la mer, ou ces coiffures de princes mayas sur les têtes des danseurs polynésiens, ou encore à quel point les femmes au Nicaragua me faisaient penser à Gauguin...

mardi 9 août 2011

Rangiroa, Tuamotu

 Je suis à Ohutu, ce qui, nul ne l’ignore, se situe entre Avatoru et Tiputa. Plus précisémment, l’atoll de Rangiroa (se prononce ranguiroa) a la forme d’une baleine et Avatoru est la passe nord qui correspond à l’évent. Les marées génèrent de forts courants dans ces passes. A marée basse, le lagon qui se déverse dans l’océan est contrarié par la houle de Nord-Est, ce qui amène des vagues suffisamment hautes pour plaire aux dauphins qui viennent s’y éclater. J’en ai vu un faire une figure inédite, du moins pour moi: Sortir à la verticale et, la queue touchant à peine l’eau, faire un tour complet sur lui-même en criant yahoo! Un rien les amuse...
Rangiroa est aussi connu pour ses nombreux requins. A peu près toutes les espèces y sont représentées, sauf le Grand Blanc, ce dont je serai le dernier à me plaindre. La maison de A**, qui m'a invité à passer quelques jours en famille, est située au bord du lagon et on y a un splendide couché de soleil. Hier soir, j’ai vu comme cela passer un aileron à peut-être cinq mètres du bord, là où d’habitude je me baigne, et ce matin m’est passé à coté un Pointe Noire - juste un bébé, dieu merci, pas plus d’1 mètre et déjà toutes ses dents - alors que j’avais de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Je n’ai pas encore fait de plongée et je dois dire que j’appréhende un peu. Déjà qu’avec des requins nourrices je ne suis pas vraiment à mon aise. Enfin, j’imagine qu’on s’habitue...

jeudi 28 juillet 2011

Tahiti

La vie ici est très chère et je cherche à m’échapper mais à tout prendre ce n’est pas désagréable. Les polynésiens sont plutôt sympas avec leur accent chantant et roucoulant. Personne ici n’a l‘intention de devenir le Roi du Monde et cela se ressent dans leur manière d’être. Même les français, les popas, sont plus décontractés que dans leur Paris natal. Sans doute l'éloignement. Le sentiment d'avoir réussi un joli coup. Après tout, ce n'est pas tout le monde qui arrive à Tahiti. Une sorte d' apothéose pour qui prend le métro tout les jours avec ces affiches de ciel bleu et cocotier aperçues à travers les fenêtres de la rame d'en face.
   Ayant moi-même passé pas mal de temps dans les couloirs du métro, je m'associe à ce sentiment de réussite, d'avoir comme eux pu traverser les voies et plonger à travers l'affiche pour enfin me retrouver à Tahiti, à l’autre bout du monde...
La semaine prochaine, je suis invité à Rangiroa dans les Tuamotu par A**, qui me propose entre autres d’aller y enseigner les échecs. Ayant toujours un peu gardé la mentalité d’un journalier, j’espère aussi pouvoir y récolter la coprah, la chair des cocos qu’on utilise pour faire de l’huile. Un métier supposément très dur mais je n’ai rien contre un peu d’effort physique et je suis sans le sou.

jeudi 14 juillet 2011

Tahiti


Je commence à avoir des pistes pour aller dans les îles. Un chantier de menuiserie à Tetiaroa, enseigner les échecs à Rangiroa. Je vis dans un petit guest house, partageant un dortoir avec des gens n’étant pas plus chanceux que moi. J’ai tout de même un aperçu des îles. En juillet, c’est la grande Heiva de Tahiti où viennent les sportifs et danseurs de tout le triangle polynésien. J’ai vu des groupes des Marquises... Que je n’avais pas vu aux Marquises.
La Heiva de Tahiti n’est pas un attrape-touriste. Les polynésiens sont autant spectateurs qu’acteurs et ils ont un public d’aficionados. C’est le moment où les gens des Gambiers rencontrent les Marquisiens, que les habitants de Moorea parlent avec ceux des Australes, et il y a toujours une place pour un Rapa Nui, un habitant de l’île de Pâques. Ils maintiennent une constance compétition qui va bien au delà que de soulever des pierres. Je suis épaté de la richesse de la culture polynésienne, pour le peu que j’en vois. Je ne m’attendais pas à une telle qualité des chorégraphies. Les chants polyphoniques sont parfois ahurissant de complexité. Ils me paraissent bien un peu criard mais c’est qu’une telle musique s’apprend. Il faut du temps pour en saisir les nuances.
Ce qu’on remarque aussi avec cette Heiva, c’est à quel point les gens des îles sont sains. Ils sont grands et costauds, les femmes rondes et plaisantes. Et il n’y a pas à dire, ces tatouages sont vraiment seyant. Là encore il y a un art véritable, une esthétique unique. J’ai vu de très belles statues tiki en bois mais c’est vraiment dans les tatouages que j’ai vu la plus grande créativité. Une plastique qui curieusement me fait penser aux celtes. Une symbolique très puissante, librement exprimée sur leur corps, une part essentielle de leur personnalité. J’espère un jour mériter le mien.

mercredi 6 juillet 2011

Tahiti

Hier je me suis offert un petit cadeau, une carte du monde. Un carte physique, au 33millième, mais de toute façon ce ne sont pas les continents qui m’intéressent, juste les océans. Je me souviens de cette carte des Caraïbes que j’avais mis au mur de ma chambre d’hôtel crasseuse à Paris, quand j’y travaillais pour payer mon voyage. C’est cette grande tâche bleue qui m’avait permis de tenir, à être pour un temps au moins fourmi dans la fourmillière. Les cartes ont parfois cet effet-là...
Aujourd’hui c’est différent. J’ai succombé à ce désir enfantin de marquer ma trajectoire sur la carte. Avec une règle et un stylo-bille, j’ai fait se rejoindre Marseille et Buenos Aires, Santa Cruz et Panama, Granada et les Marquises. J’ai même poussé le vice jusqu’à dessiner le véhicule sur chaque segment important. Un plaisir de gamin mais pourquoi se le refuser? Et puis quoi, je suis fièr, j’ai bien avancé. Je ne dois pas être loin des Antipodes, donc de la moitié de la planète. Sans même parler des aller-retours en Amérique Centrale, j’ai bien dû faire 30 mille kilomètres depuis mon départ de Marseille. 3 ans et 30 mille kilomètres. Le Temps, Madame? Quand on marche sur le Chemin de Compostelle, il arrive ce moment-clé où on bascule d’un besoin d’avancer à tout prix, jusqu’ à un besoin de retenir son pas. On commence à envisager la fin et on ne veut pas que cela finisse. Le net passage où le chemin devient plus important que le but, celui qui fait que Lao-Tseu sourit en se passant lentement la main dans la barbe. 
Je précise tout de suite, je n’ai pas encore atteind ce passage. Je suis arrété à Tahiti pour raisons financières. D’un coté j’aimerais bien continuer vers l’Ouest, de l’autre j’aimerais bien naviguer dans les îles alentours. Je n’ai vu jusque là qu’une cote déserte aux Galapagos et une rangée de cocotiers aux Tuamotu. 

vendredi 1 juillet 2011

Papeete, Tahiti

Arrivé après quatres jours de mer à bord du thonier «Phoenix». Un passage sans problème pour Vincent, patron-pêcheur d’origine bretonne, et Tevea, matelot marquisien avec une tête de viking s’il en fut jamais. Dormir sur le pont, il n’en fut pas question. J’ai dormi sur le sol de la timonerie et fait mes besoins par-dessus bord comme les copains. Quand je pense que je me plaignais du confort sur le My Way... Sur le Phoenix, c’est un concept inexistant. Le bateau est parfaitement fonctionnel, un petit thonier japonais de douze mètres fait pour des sorties en mer de deux ou trois jours. Dormir est une option.
Et curieusement j’ai bien dormi. Dans des positions bizarres, enroulé dans mon hamac, calé contre mon sac et les deux portes de la timonerie, hélas trop courte d’une dizaine de centimètres. A dire vrai, j’ai adoré ce passage. On a eu une mer d’huile tout du long, avec une belle houle d’Est et un bon gros diesel qui ronrronait comme un chat trop bien nourri. 
J’ai passé ces quatres journées - et ces quatre nuits - à l’avant, bien calé entre la coque et les aussières de proue, sous le vent bien sûr, même si dès le deuxième jour j’aurais pu m’asseoir au vent. Un régal. Tout ce qu’on avait à faire, c’est cuisiner et rouler des joints.
Vu le bruit du moteur, j’écoutais les histoires que me racontait Vetea avec divers degrés de compréhension. Mais il avait un visage extrèmement expressif, ainsi qu’une gestuelle qui rendrait jaloux un napolitain. Je comprenais, quelque part. Je riais quand il fallait rire et mes rares questions n’étaient pas totalement à coté de la plaque. Mais c’est surtout la mobilité de son visage que je retenais, sa gueule de foutu viking avec le crin blond-roux et la barbe de rigueur, marquisien de père en fils avec en plus un patronyme japonais. Raide du matin au soir, capable de te raconter Moby Dick en V.O., sans que je sache de quelle V.O. Il s’agit.
Pour ne rien gacher, à la nouvelle lune, donc autant d’étoiles dans le ciel qu’il peut en tenir. Je ne quittais mon coin à la proue que pour aller dormir, et encore je me relevais plusieurs fois, pour boire un peu d’eau ou fumer une cigarette. 
Et puis, pourquoi le cacher? J’étais content de moi. J’aurais pu trouver un voilier mais passer des Marquises à Tahiti sur un petit chalut donnait à toute l’affaire un cachet particulier. Vincent était du genre taciturne, probablement timide. Il ne partait pas en mer sans cinq ou six bouquins, qu’en plus il lisait. Les repas se prenaient en silence, pas tant par discipline qu’à cause du bruit. Un bateau comme le Phoenix est un moteur avec une coque autour. Mais je crois néammoins que cela lui convenait. 
Quand on arrive sur un nouveau bateau, on essaye de comprendre les codes, on s’adapte aux attitudes. J’ai regardé comment chacun se servait, nettoyait après usage ses ustensiles. Même la manière de s’asseoir, les déférences cachées. J’étais le troisième passager d’un bateau qui n’en prenait que deux. Il fallait quelque part que je me coule dans le moule, que je n’apparaisse pas comme superfétatoire, voire carrément nocif.
Je n’ai pas été à la hauteur, je le dis franchement. L’équipage du Phoenix m’a accepté sur leur bateau. Ils ont été sympathiques et polis. Mais ils ne m’ont pas considéré comme un des leurs.
Et c’est sans doute que je le ne suis pas. Marin. D’où me vient cette stupide ambition? Devenir marin... Avoir cette assise sur le bateau, ce dédain pour la mer alentour. Avoir cette tranquille exactitude dans les gestes, dans la manière de nouer un boute ou enfiler une aiguille. Ces deux-là étaient enviables, chacun à leur manière. Toute une gestuelle à apprendre, mieux encore, une attitude.
Une attitude que j’aimerais bien avoir. Que j’aurais peut-être, mais certainement pas en la disséquant ou la synthétisant. Un jour, comme cela, tout à coup, je serais en train de marcher sur un quai et je regarderais avec envie et luxure le prochain coureur qui voudra m’emmener. Et je saurais que c’est exactement ce que je veux, ce dont j’ai besoin. Monter à bord. Sentir le pont sous ses pieds, la vibration des haubans sous ses doigts. Humer l’air. Sentir. Décider.
Le Fou sur la Delfinière. Sauter de pont en pont, de port en port. Naviguer à cloche-pieds sur cette planète, uniquement tenu par le désir d’en faire le tour. Qu’importe le temps, qu’importent les distances? S’il y a une chose que j’ai compris en faisant Compostelle, c’est qu’il n’y a pas de date de pérennité quand il s’agit de rêves. Le Temps, Madame? Que nous importe! 

samedi 25 juin 2011

Hivaoa, Marquises

Pour les locaux j’étais «le petit ami de l’américaine». Maintenant qu’ils savent que j’ai débarqué, je suis «le déserteur» J’aime autant ce titre que l’autre. Etre déserteur dans une île du Pacifique, je trouve que cela a un certain chic.
Sinon c’est beau, les Marquises. C’est scénique, les gens sont agréables, le climat est paisible. Mais qu’est-ce qu’on s’y ennuie! Au bout d’une semaine, je suis presque désespéré de trouver un embarquement. Vincent, marin-pêcheur ici, part lundi mettre son bateau en cale sèche à Tahiti et accepte de me prendre à son bord. Son bateau est petit et il n’y a pas de couchette pour moi - ce qui ne me change pas beaucoup du My Way - donc je vais dormir sur le pont, enroulé dans mon hamac. Espérons qu’il n’y aura pas trop de grains nocturnes. Sinon j’ai retrouvé aujourd’hui Francisco, rencontré à Colon, un gallicien qui voyage en solitaire. Il m’a raconté qu’il avait failli se réveiller dans la falaise de Homotani. Et je crois qu’il ne verrais pas d’un mauvais oeil un équipier pour quelques jours, mais il est indécis sur sa destination alors que je suis de plus en plus précis sur la mienne. Mes fonds sont sérieusement en baisse et il faut que je tente ma chance à Tahiti. Travailler un mois ou deux, trouver un contrat dans le batiment ou aller récolter la coprah sur les îles. L’autre solution serait de continuer d’une traite jusqu’en Nouvelle Calédonie, où les possibilités de travail sont sans doute plus importantes mais quoi, je suis au milieu du Pacifique et j’aimerais bien y rester un peu.

dimanche 19 juin 2011

Hivaoa, Marquises

Je suis logé dans la «pension» de la mairie, un petit bungalow qui me coute 24 € par jour. Nous avons fait la clearance d’entrée et je ne suis officiellement plus menbre d’équipage du My Way I, ce dont je suis bien aise. Le Fou sur la Delfinière. Mon problème actuel, c’est que je suis marooned sur une île au milieu du Pacifique Sud, avec une espérance de vie d’un mois au plus et que je dois rendre le bungalow lundi midi au plus tard. La vie est très chère aux Marquises mais il n’est simplement pas question que je passe un jour de plus à bord. Le capitaine, qui pourtant m’avait dit que je pouvais rester sue le bateau jusqu’à leur départ, m’a annoncé que «pour raison de sécurité» le bateau devait restait fermé tant qu’il n’y était pas lui-même. Concrètement, il m’a foutu dehors, avec les moyens détournés et les protestations d’innocence qui sont sa spécialité.
Heureusement, j’ai rencontré, ou plutôt retrouvé, la charmante P** dont le bateau était à couple avec le nôtre sur le canal de Panama et qui a débarqué pour des raisons similaires aux miennes. Nous avons passé deux soirées à nous raconter et croyez-moi si je vous dit que le commerce d’une jolie femme après quarante jours en mer est un véritable cadeau des dieux. J’en ai oublié toute rancoeur et regarde maintenant l’avenir avec autant de curiosité que de détachement. P** a pris l’avion ce matin pour les Etats-Unis et je m’applique à écrire une annonce pour trouver un passage vers l’Ouest. J’ai caressé l’idée un moment de rester aux Marquises mais trouver travail et logement dans un environnement aussi dispendieux me parait un challenge encore difficile que de sauter sur le pont du prochain voilier en partance.

jeudi 16 juin 2011

Iles Marquises

Enfin! Après deux jours à dériver mollement vers la Terre Adélie, le capitaine s’est enfin décidé à mettre au moteur et ce matin nous sommes arrivés en vue des Marquises. Il voulait remettre encore à la voile mais le grognement de l’équipage était cette fois-ci plus qu’audible. Plus de cinq semaines en mer, nous ne parlons plus que de ce que nous allons manger, ou boire en arrivant. En ce qui me concerne, le premier effort sera de prendre une douche d’eau douce pour me débarasser des couches de sel que j’ai sur le corps. Toucher terre, retrouver ce bon vieux sol ferme sous les pieds, cesser d’être secoué dans tous les sens... Marcher aussi. J’ai considérablement maigri, ce qui est une bonne chose en soi, mais j’ai aussi perdu des jambes et je me sens comme atrophié. Marcher, découvrir cette île, ces îles autrement qu’en naviguant.

dimanche 12 juin 2011

Océan Pacifique

La nuit dernière, pendant mon quart, s’est produit le plus brutal et inattendu des changements sans que rien ne le laisse deviner. Il y avait jusque là un vent régulier et une mer lisse avec une longue houle qui poussaient vers l’Ouest sans que j’ai d’autre à faire qu’une légère correction de temps à autre. Le bateau avançait bien, j’écoutais de la musique au walkman, la lune nappait d’argent la route à suivre et j’augurais bien des prochaines heures. Puis tout à coup le génois à claqué. Le vent est devenu tournant, inconstant. La mer est devenue chaotique, une houle courte, croisée, des vagues jappantes qui venaient mordre les flancs du voilier comme une meute de chiens sentant la curée. J’ai passé le reste de mon quart debout, le corps tendu, tenant la barre à deux mains, les yeux allant sans cesse du cap à la voile à l’anémomètre, cherchant à contrarier ce chaos et soulager le bateau qui souffrait visiblement. Audiblement, pourrais-je dire.
Quand la relève est arrivée, je suis allé me coucher avec soulagement, pour faire un rêve absurde où j’étais poursuivi par un ours polaire. Une femelle, plus précisément, et il n’y a pas plus vindicatif qu’une mère qui croit son petit en danger. Cette nuit j’ai beaucoup couru...
 Je me suis réveillé ce matin tous les muscles douloureux, comme si j’avais été roué de coups. Je suis monté sur le pont pour trouver un Florent d’aussi méchante humeur que moi, ayant passé une nuit semblable, l’ours blanc en moins. Nous avons pesté de concert sur cette mer folle, ce capitaine lunatique, cette interminable traversée, ce bateau qui n’avance pas. Plus que 400 miles mais c’est une courbe asymptote. Chaque jour quand il fait son waypoint, Florent m’annonce des chiffres désespérant. La semaine dernière nous avions calculé une sobre moyenne de 120 miles par jour, soit à peu près cinq noeuds. Chaque jour il faut revoir à la baisse. 110, 100, 93... Non seulement notre cap est trop au Sud mais la coque est couverte de lamellobranches qui se sont développés de façon exponentielle depuis notre départ de Panama. Comme si elle avait une barbe d’un mois. Ce bateau déjà très lourd et très lent avance de moins en moins. Les rares fois où nous avons eu une voile à l’horizon, j’étais écoeuré de voir à quelle vitesse elle disparaissait dans le lointain. Pas même 4 noeuds de moyenne!

lundi 6 juin 2011

Océan Pacifique

Bientôt un mois que nous sommes en mer. Le temps s’étire interminablement. Il reste dix jours jusqu’aux Marquises. C’est du moins ce que nous nous disons depuis plusieurs jours en faisant le point. Alors que nous sommes dans les alizés établis, que le temps et la mer sont aussi propices que possible, le bateau semble de plus en plus lent. 110 nautiques dans les dernières vingt-quatres heures, pas même cinq noeuds de moyenne. Le capitaine veut épargner son gréement au maximum. Grand voile et artimon ont été enlevés déjà depuis plusieurs jours et à la moindre bouffée il enlève du génois. Alors qu’il fait un temps superbe et qu’on pourrait avancer à bonne vitesse, il grée comme si nous étions en tempête.
Les Marquises du coup font figure de terre promise et je fantasme dessus un peu plus qu’il n’est bon pour ma santé mentale. Mais à quoi d’autre occuper les journées? Seuls les repas et les quarts brisent un peu la monotonie. 
J’imagine qu’il y a un stade en mer, comme pour le Camino, où on ne désire plus arriver à l’escale, où la navigation se suffit à elle-même. Des gens comme Moitessier capables de passer plus de dix mois en mer, par exemple, ou ces courses autour du globe. Une chose est sûre, c’est un stade que je n’ai pas encore atteind et que je ne suis pas sûr de vouloir jamais atteindre.
Les Marquises... En cherchant dans mon souvenir, je m’aperçois qu’il y a très longtemps que j’en ai entendu parler. Quand j’étais enfant, dix ans à peine et que je commençais une collection de timbres. Mon père m’avait donné quelque uns des siens qu’il avait en double, en particulier une série de tableaux de maitres français. Renoir, Dufy, Chagall, Manet, Gauguin. De part leur petite taille, le tableau de Gauguin était celui qui me parlait le plus. Le dessin clair, les couleurs vives, il aurait pu sortir d’une bande dessinée.
Le titre dans le catalogue était «Le Chien Rouge» mais je voulais m’appliquer comme  j’avias vu faire mon père, alors je regardais les timbres à la loupe et Gauguin lui-même avait écrit en bas: Arearea.
Un très joli nom, un nom des Îles. On peut le fredonner, le chuchoter, le retourner en anagrame sans qu’il perde sa saveur. Maintenant qu’il ne me reste plus que dix jours jusqu’aux Marquises, je m’aperçois que je n’en connais pas la signification, que je n’ai jamais cherché à la connaitre, comme si ce nom se suffisait en soi, ayant sa musique propre...

jeudi 2 juin 2011

Océan Pacifique

Ce qui me sauve, ce sont les quart de nuit. La nuit montante ne se lève pas avant minuit et il y a autant d’étoiles dans le ciel que de poissons dans la mer. Comme notre course est à l’Ouest, je règle mon cap en cadrant Canopus sur la gauche du mat. Une étoile qui brille comme un diamant, scintillant de beaux reflets bleus et rouges, la seule de son intensité dans cette direction. Prises entre les haubans se trouvent la Croix du Sud à ma gauche, qui pour moi ressemble à un cerf-volant, et la Grande Ourse à ma droite, que je préfère nommer le chariot. Plus la soirée s’avance et plus le cerf-volant descend vers la mer tandis que l’attelage du chariot monte vers le zénith. Canopus disparait peu à peu alors que derrière moi une lune orange commence à pointer, faisant pâlir les étoiles quand elle gagne en intensité. 
Depuis quelques jours, faute d’électricité, il faut barrer pendant les quarts de nuit. Et je me sens ridiculement fier, pauvre marin d’eau douce, de pouvoir ainsi barrer en ne m’aidant que du ciel et du vent. L’équipage dort et je me sens le gardien de leur sommeil, cherchant le rythme et la fluidité. J’ai le sentiment d’être seul au monde. La seule conscience éveillée. Je me tiens debout, jambes écartées, le ventre vers l’avant, sentant les frémissements du bateau sous mes pieds nus, caressant la barre de deux doigts, attendant le roulis qui me fera la tourner sans le moindre effort, attentif aux voiles, attentif au vent, souriant de ces sensations qui vont bien au-delà de ma personne, ne pensant à rien, ne désirant rien, totalement ancré dans le présent.
Là est la jouissance. Le vent a baissé, la mer s’est lissée. Une large houle fait monter et descendre le bateau comme s’il était posé sur la poitrine d’un géant endormi. L’air humide caresse et console. La mâture tendrement gémit. Les vagues bruissent, chuchotantes, allumant cette mouvante noirceur de leurs faibles lueurs blanches. Au-dessus de ma tête,  dans son infini silence, l’Univers enfin se montre dans toute sa gloire. Ô, la nuit océane!

lundi 30 mai 2011

Océan Pacifique

Ce matin nous avons passé à la fois les trois semaines de navigation et la barre des 2000 nautiques restant jusqu’aux Marquises, soit environ deux semaines de plus. L’ambiance à bord est morose. Il n’y a plus de frais, pas même les choux mal stockés qui ont pourri au fond de leur sac. Donc c’est riz, pâtes et boites de conserve. Il n’y a pas une goutte d’alcool à bord, ce qui est peut-être souhaitable du point de vue de la sécurité mais pas de l’ambiance. En fait il y a du champagne, qu’on était censé ouvrir en passant l’équateur mais voilà, sans frigo, ça perd un peu de son appel. 
Entre le capitaine et moi les rapports se font de plus en plus distants. Sans vouloir paraitre particulièrement snob, on peut dire que nous n’avons pas les mêmes valeurs. L’autre jour, au cours d’une discussion, me sont venus trois vers de Hugo. Il l’a pris comme une agression personnelle. Quand j’ai eu fini de réciter, il m’a demandé ” c’est tout?” et s’est mis à entonner “tiens, tiens, voilà du boudin...” Après tout, à quoi peut-on s’attendre de la part d’un type qui prend sa philosophie dans les films de Jean-Claude Van Damme, sa géopolitique dans les romans de SAS et m’annonce Jean Lartéguy comme sa plus haute référence littéraire?
Comme je ne peux plus utiliser l’Ipad faute d’électricité, j’en suis réduit à lire la bibliothèque du bateau. Entre les oeuvres complètes de Henry de Monfreid et quelques polards bas de gamme de France Loisirs, j’ai tout de même trouvé les Contes des Mers du Sud de London et un Fred Vargas que je trouve tendre, loufoque, inventif, un plaisir inespéré au milieu de cette misère intellectuelle. Je le lis à petites doses, conscient de ce qu’il est le dernier tant que je ne pourrai pas recharger l’Ipad, où m’attendent entre autre le dernier Pynchon et quelques Conrad.

samedi 28 mai 2011

Océan Pacifique

“Le jeu, en tant que réalité observable pour tous, s’étend à la fois au monde animal et au monde humain. Par conséquent, il ne peut être fondé sur aucun lien rationnel car une fondement sur la raison le limiterait au genre humain. L’existence du jeu n’est lié à aucun degré de civilisation, à aucune forme de conception de l’Univers. Tout être pensant pourrait se représenter cette réalité du jeu, de jouer immédiatement comme quelque chose d’indépendant en soi, même si sa langue ne possédait pas de terme général pour le définir.
L’existence du jeu est indéniable. On peut nier presque toutes les entités abstraites: Justice, Beauté, Vérité, Esprit, Dieu. On peut nier le sérieux. Le jeu, point.”
Johann  Huizinger
Quand je vois les dauphins jouer autour du bateau, je ne peux que constater la profonde vérité de son assertion. Non seulement ils jouent, mais ils prennent un évident plaisir à jouer, tout aussi évident que mon propre plaisir à les regarder jouer. Quand un dauphin saute au dessus des vagues, on pourrait objecter qu’ainsi il prend de la vitesse, ou encore qu’il respire mieux, ou qu’il se débarasse de parasites. Bref, qu’il y a une raison probante à son acte. Mais quand il se jette en l’air de manière désordonnée, cul par dessus tête, et qu’en plus il rit, j’attends encore le scientifique qui m’en donnera une raison objective.

jeudi 26 mai 2011

Océan Pacifique

La Nuit des Calamars Volants pourrait faire un bon titre pour un film de série B. Ce matin le pont en était jonché. Hier soir, l’un d’eux a atterri sur le roof à coté de mon assiette. Sa chance, c’est que je venais juste de finir de manger. Je l’ai saisi entre pouce et index, l’ai regardé droit dans les yeux. Il a agité ses petites tentacules, sans doute pour dire bonjour, et le dialogue humain-calamar s’est arrété là. Je l’ai relancé à l’eau.
On voit souvent des essaims de poissons volants s’enfuir à l’approche du bateau mais il est bien plus rare d’en retrouver un sur le pont, et toujours du coté sous le vent, le coté qui gîte, alors que les calamars arrivent avec le vent. D’où cette constatation, d’un indiscutable intérêt scientifique: Les calamars volent plus haut que les poissons.
Quand bien même une pluie de calamars viendraient remplir nos assiettes à l’heure de l’apéro, mes coéquipiers n’y toucheraient pas pour cause de Fukushima. Même si nous sommes à plus de quinze mille kilomètres du Japon, il n’est pas question qu’ils mangent quoi que ce soit venant de l’océan, faisant bien plus confiance à ce qui sort d’une boite de conserve. Quand on voit comment les choses se passent dans les bateaux-usines et les conserveries, on peut raisonnablement douter de leur choix diététique. Il y a quelques jours j’ai péché une dorade coryphène. J’en ai jeté plus de la moitié - pas de frigo et j’étais le seul à en manger. Depuis j’ai même renoncé à pêcher. Pourquoi tuer un animal aussi splendide si c’est pour le gaspiller?